Retour au pays



Retour au pays

Par Edward Saïd

Le vendredi 12 juin [1993], vers 19 h 45, notre vol Air-France atterrissait à l’aéroport de Tel-Aviv-Ben-Gourion. Je suis né à Talbiya, Jérusalem-Ouest, en novembre 1935, et je n’y étais jamais revenu, pour une série de raisons tant politiques que personnelles, depuis la fin de l’année 1947, à la veille de la chute de Talbiya aux mains des forces juives.

A la vérité, j’ai une fois passé quelques jours en Cisjordanie et à Jérusalem-Est, il y a de cela 26 ans ; mais la Palestine que j’ai quittée à 12 ans et l’Israël où nous venions d’atterrir étaient désormais deux lieux différents.

La Palestine arabe fut détruite en 1948 et son peuple, à l’exception de 120 000 de ses membres, expulsé dans un terrifiant exode de masse. Un Etat juif nouveau vit le jour, Israël. Une transformation virtuelle du Moyen-Orient à coups de bouleversements politiques, de guerres, de mutations sociales et de déplacements majeurs de populations commençait. Puis en juin 1967, Israël occupa les 22 % restant du territoire palestinien en envahissant la Cisjordanie et Gaza, respectivement placées depuis 1948 sous contrôles jordanien et égyptien. Durant toute cette période, et bien que venu aux Etats-Unis en tant qu’écolier en 1951 et y vivant depuis comme professeur et écrivain, je demeurai lié au monde arabe où l’idée même d’Israël relevait de l’anathème. La plupart des membres de ma famille, avaient quitté la Palestine au début de 1948 et s’étaient installés en tant que réfugiés à Beyrouth, à Amman et au Caire. J’avais moi-même, depuis 1967, régulièrement visité le monde arabe. J’étais également très impliqué politiquement dans la lutte pour les droits politiques palestiniens.

Quarante-cinq ans de ma vie s’étaient écoulés, et voici qu’enfin je revenais, accompagné de mes enfants, Wadie et Najla, âgés de 20 et 18 ans, - jamais venus, eux, dans une quelconque partie de la Terre sainte - et de mon épouse.

Ce texte traduit de l’anglais, a paru dans The observer du 1" novembre 1992. Nous en publierons la suite et la fin dans notre prochain numéro.

D’origine libanaise, Mariam qui, en revanche, avait déjà visité Jérusalem-Est au début des années 60, alors que la ville était sous juridiction jordanienne.

« Une minute s’il vous plaît ». La jeune fonctionnaire des services d’immigration prit mon passeport américain et se dirigea vers un bureau proche, laissant les trois autres passeports sur le comptoir. Nous étions tous les quatre extrêmement nerveux. Allaient-ils nous refouler ? Allaient-ils nous faire poireauter là, tout particulièrement moi, et fouiller de fond en comble nos bagages ? Allaient-ils - c’était mon cauchemar - me conduire en prison ? Membre du Conseil national palestinien entre 1977 et 1991, institution qualifiée d’organisation ennemie par Israël, j’avais également joué un rôle public dans la défense des droits palestiniens en Europe, aux Etats-Unis et au Moyen-Orient. Je connaissais personnellement Yasser Arafat, dont j’étais grossièrement supposé être la « créature ». J’avais même été occasionnellement présenté comme un complice des terroristes par les propagandistes haineux du lobby israélien aux Etats-Unis.

Nous avions planifié ce voyage quatre ans plus tôt, mais un communiqué du bureau du Premier ministre Yitzhak Shamir annonça que nous ne serions pas autorisés à entrer en Israël. Cette fois nous étions venus sans nous renseigner au préalable, mais nous avions néanmoins averti Muhammad Miari, un ami palestinien membre de la Knesset. La fonctionnaire revint dix minutes plus tard. Poussant vers nous les quatre passeports, elle nous dit avec une certaine indifférence : « OK, vous pouvez y aller ». Aucune question. Nous nous dirigeâmes vers la seconde station où une autre jeune femme était postée à une barrière de sécurité. Le scénario se répéta de façon absolument identique sauf que cette fois le visage familier de Miari. Entré dans la zone de contrôle grâce à son statut de parlementaire, nous accueillit.

Ce qui immédiatement m’étonna chez Muhammad. Et finalement chez tous les Palestiniens d’Israël, fut la facilité, le manque d’affectation, la désinvolture avec lesquelles ils s’adressaient aux Israéliens, civils et fonctionnaires, indistinctement. Je m’attendais à un certain malaise ou même à une certaine crainte, comme cela se constate habituellement entre les membres des groupes dominés et ceux des groupes dominants. Mais là, c’était pratiquement en permanence que ces Palestiniens abordaient les Israéliens avec désinvolture et même, d’une certaine façon, avec assurance. Je le fis remarquer plus tard à des amis et je reçus invariablement la même réponse, à savoir que « nous sommes dans notre patrie aussi » et que « contrairement à eux, nous parlons arabe et hébreu, alors pourquoi être mal à l’aise ? ». L’ignorance israélienne des Palestiniens est par contre évidente sur les panneaux routiers qui sont tous, bien entendu, en hébreu, certains avec des indications en anglais. Seuls quelques rares panneaux sont en arabe. Bientôt nous fûmes dehors, mais sans mes valises, apparemment « égarées ». « Pas d’inquiétude », me dit avec deux clins d’œil et un sourire, l’employé d’El Al préposé aux bagages égarés, « ils referont surface dans quarante-huit heures ». Ce qu’ils firent, avec leur contenu passablement mélangé. Ce fut là toute l’épreuve.

J’appartiens à une génération qui a grandi dans un monde arabe déniant toute reconnaissance de la réalité d’un Etat juif. Cet étrange postulat rendit possible une politique d’ignorance, et fit naître une sorte de vide qui érigea lui-même les remparts qui l’encerclaient, permettant aux dirigeants, tant israéliens qu’arabes, de se sortir de quasiment toutes les situations sous couvert des besoins de sécurité. Jusqu’en 1967, le monde arabe, dont le million de Palestiniens éparpillés dans les exils, oublia jusqu’à l’existence de ses concitoyens demeurés en 1948 en Palestine ; jusqu’en 1967, il était quasiment impossible d’user du terme « Israël » dans un texte en arabe ; jusqu’à notre visite, des Etats - telle la Jordanie dont les dirigeants avaient régulièrement rencontré « secrètement » les dirigeants israéliens - , interdisaient l’entrée de leur territoire à tout citoyen, de quelque nationalité qu’il fut, dont le passeport portait un cachet des fonctionnaires israéliens des frontières.

Tout cela était supposé saper la légitimité d’Israël et la détermination des Israéliens. Ainsi, si nous ne prenions pas acte de la présence d’Israël, celui-ci « s’en irait ». Ce que, bien entendu, Israël ne fit pas. Toutefois, de nombreux Palestiniens - même ceux à qui leur nationalité ou l’immunité parfois attachée à leurs fonctions rendaient la chose possible - mirent longtemps à faire ce voyage de retour, à franchir la barrière et à affronter la dure réalité.

Miari, sa femme et sa fille, ainsi que Rashid Khalidi, un ami palestinien américain qui passait l’été à Jérusalem, nous conduisirent, dans un crépuscule hâtif, vers cette cité extraordinaire. A notre arrivée un ciel parsemé d’étoiles brillantes et parcouru de vents froids, enveloppait les hauteurs de la ville ; et comme nous traversions l’élégante enceinte de pierre de taille de l’American Colony Hôtel, je me rendis compte que j’essayais de freiner le torrent de souvenirs, d’attentes et d’impressions confuses qui m’avaient submergé. Timidement au début, avec plus d’assurance par la suite, je ne cessais de me répéter en mon for intérieur que j’avais le droit d’être là, qu’ici j’étais né, que toutes mes jeunes années avaient laissé leurs traces dans ma ville natale. J’ai été baptisé dans la Cathédrale anglicane Saint-Georges, édifiée en 1899. A quelques dizaines de mètres de notre hôtel se trouvait l’école, qu’à l’instar de centaines de garçons de ma famille, j’avais fréquentée. Ma famille, dont la propriété se trouvait à un peu plus d’un kilomètre de là, était alliée à tout un réseau de familles palestiniennes et était aussi palestinienne qu’on pouvait l’être. Qu’en restait-il aujourd’hui ? Je ne cessais de me le demander. Que pouvait-on retrouver grâce à sa mémoire, que pouvait-on vivre durant une visite de dix jours et malgré les antagonismes extrêmes que j’avais vécus tout au long de ces quarante-cinq ans ?

Ce premier soir nous prîmes un fort agréable dîner avec les Miari et Rashid dans le jardin de l’hôtel, et nous commençâmes à faire nos plans pour le lendemain. J’avais projeté que ce séjour aurait deux aspects, l’un personnel - je voulais revoir et montrer à Mariam et aux enfants la Palestine dans laquelle j’avais grandi mais qui était devenue Israël -, l’autre politique et actuel : je tenais à voir où se trouvaient les Palestiniens, ce qu’ils étaient à Gaza et en Cisjordanie et quels étaient ces lieux que nous revendiquions en tant que peuple pour y exercer notre souveraineté et établir notre Etat.

Mais Israël fit irruption dans ces deux objectifs.

Ma Palestine était devenue un Etat juif, où les Palestiniens qui étaient restés totalisaient 850 000 personnes, soit 18,5 % de la population majoritairement juive. La Cisjordanie et Gaza, où vivent près de deux millions de Palestiniens, étaient des territoires placés sous occupation militaire, gérés par les soldats, les colons et les fonctionnaires coloniaux.

Les distances dont je gardais le souvenir ne correspondaient plus du tout à celles que nous parcourions maintenant. Jéricho et Jérusalem, par exemple, étaient bien plus proches que je ne l’avais supposé. Ma grand-mère avait l’habitude de passer ses hivers à Jéricho, qui à l’époque - et à en juger par la manière qu’avait cette sainte femme de faire méticuleusement et laborieusement ses bagages de nombreux jours avant son départ - semblait être un autre pays. Et voilà que je réalisai, lorsque nous traversâmes Jéricho, ville poussiéreuse et sans grand attrait, sur notre chemin vers Tibériade, plus au Nord, que les deux villes étaient séparées par un trajet d’une demi-heure... Saint-Jean-D’acre en revanche, était bien plus éloignée que dans mes souvenirs, et Haïfa, où l’un de mes oncles vivait sur le mont Carmel qui surplombe la ville, m’apparut comme un pays étranger. De vieux souvenirs de certaines régions comme la Galilée étaient comme recouverts dans mon esprit par des impressions visuelles plus récentes : photographies, scènes de films, publicités pour Israël et images surgies de flots de prose. Cette visite devait servir à se débarrasser d’années de négligence et de connaissances assemblées dans le désordre ; j’allais voir pour la première fois en quatre décades et demie de quoi il retournait.

Jérusalem était le centre de toute l’histoire. Le Saint-Sépulcre, ce centre des centres, était exactement comme je m’en souvenais, un lieu étranger, réduit et sans charme, bondé de touristes grotesques, entre deux âges, tournant en rond dans ce lieu délabré et mal éclairé où coptes, grecs, arméniens et autres membres d’autres rites chrétiens cultivaient chacun son peu attrayant jardin, en s’affrontant parfois ouvertement. Je me souviens qu’enfant, en ces mêmes lieux, mon père me portait sur ses épaules, et que je me demandais qui pouvaient bien être tous ces étrangers barbus et s’il était possible que ce fût là le lieu où le Christ vécut ses dernières heures. Najla et Wadie semblaient perplexes et mal à l’aise devant l’incongruité des lieux. Tous les quatre nous nous frayâmes un chemin vers un office grec orthodoxe où les marmonnements incompréhensibles, les chants et les bousculades furent de peu d’apaisement pour nos cœurs irrités. Tous les groupes organisés étaient conduits par des guides israéliens, ce que nous constatâmes également sur le site de la splendide mosquée du Rocher, l’un des lieux les plus saints de l’islam. Un ami m’expliquera plus tard que tous les guides palestiniens étaient au chômage depuis que les forces d’occupation israéliennes contrôlaient les sites et formaient les guides. Après tout, c’est en passant par Israël que la quasi-totalité des groupes
de touristes venaient en Cisjordanie et à Jérusalem. Pour moi c’était comme un signe intime d’inquiétude : mon grand-père paternel avait pendant un certain temps travaillé comme guide et, enfant, mon père avait, à l’entrée du Saint-Sépulcre, vendu des couronnes d’épines aux touristes. Ces associations de ma mémoire venaient de prendre fin. Néanmoins, à quelque distance de là, sous un renfoncement dans les remparts de la ville, nous tombâmes sur Zalamito, la célèbre pâtisserie dont la spécialité, la mtabaga, était un des gâteaux favoris de ma famille. Un vieux boulanger à l’allure de sage était là alimentant son four, mais cette silhouette quasiment antique donnait l’impression d’une survivance précaire. Et cet après-midi, comme nous nous dirigions en taxi de la vieille-ville vers Jérusalem-Ouest, je ressentis pour la première fois ce mélange étrange d’allégresse et de deuil. J’avais le sentiment de visiter des lieux familiers mais sans savoir s’ils étaient situés en Israël ou dans la Palestine de mes souvenirs.

Là s’élevaient quatre nouveaux quartiers arabes prospères datant quasiment de la période du Mandat (1918-1948) : Baqaa-la-haute, Baqaa-la-basse, Talbiya et Qatamon. Je me souviens que les dernières semaines de l’automne 1947 je devais traverser trois des zones de sécurité, instituées par les Britanniques, pour rejoindre l’école Saint-Georges. En décembre 1947 mes parents, mes sœurs et moi nous partîmes pour l’Egypte. Ma tante Nabiha et quatre de ses cinq enfants restèrent sur place et affrontèrent de graves difficultés. Ils habitaient une zone peuplée de familles palestiniennes non préparées, désarmées, et en février Talbiya tomba aux mains de la Haganah. Aujourd’hui, alors que nous tournons à la recherche de ma maison, je ne vois aucun Arabe, mais les belles demeures anciennes de pierre portent toujours leur identité. Mes souvenirs de la maison elle-même demeuraient assez précis : deux étages ; une entrée par une terrasse ; un balcon en façade ; un palmier et un imposant conifère entre lesquels on passait lorsqu’on montait le petit escalier d’accès ; une place, vide à l’époque, utilisée pour garer les voitures et sur laquelle donnait la chambre où j’étais né, le tout faisant face à l’hôtel King-David et au bâtiment du YMCA.

Je ne me souvenais pas contre des noms des rues de l’époque (il s’avère qu’elles n’en avaient point), mais je m’étais muni d’un plan détaillé dessiné de mémoire par mon cousin Youssef qui vit au Canada et qu’il m’envoya avant mon départ en y joignant une copie de notre titre de propriété de la maison. Il y a quelques années, j’avais appris que Martin Buber avait occupé un temps notre maison après 1948, mais qu’il était décédé dans une autre demeure. Personne ne semblait savoir ce qu’il était advenu de notre maison après le milieu des années 60.

George Khodr, un vieux gentleman, ami de mon père et comptable dans l’entreprise familiale - la Palestine Educationnal Company -, nous servait de guide.

J’avais un souvenir très net des établissements de mon père, dont une merveilleuse librairie (Abba Eban en était un client régulier). Ils longeaient une extension des remparts entre la Porte de Jaffa et la Nouvelle Porte. Tout avait disparu, comme je m’en aperçus lorsque nous dépassâmes les remparts ; à la place du centre commercial animé se dressait maintenant un gigantesque chantier de construction. La famille Khodr avait également habité Talbiya, et George commença par nous emmener vers sa maison pour s’orienter à partir de là. Malgré la flore méditerranéenne Ion se serait cru dans une banlieue chic de Zurich, tant Talbiya affichait sa nouvelle personnalité européenne. Et pendant que nous marchions à travers les rues, George commença à énumérer les noms des villas et de leurs propriétaires d’origine - Kittané, Tannous, David, Haramy, Salameh - comme s’il convoquait tristement un passé enfoui, rappelant du même coup à Mariam les noms de ces mêmes familles de réfugiés qui apparurent à Beyrouth au début des années 50.

Il nous fallut près de deux heures pour retrouver la maison et je dois rendre hommage au plan dressé par mon cousin car c’est uniquement en le suivant à la lettre que nous réussîmes à la localiser. Avant d’y arriver j’hésitais pendant près d’une demi-heure devant la villa au style indiscutablement arabe d’Yitzhak Sha-mir, et dont les contours m’étaient apparus étrangement familiers. Mais j’abandonnais cette piste et acquérais la certitude d’être devant ma maison quelque cinquante mètres plus loin, dans la rue Nahum Sokolow. Là s’élevait notre maison, je le sus soudain, qui de sa masse toujours imposante dominait la place sablonneuse maintenant transformée en un petit parc élégant et quasiment manucuré. Ma fille me raconta par la suite que, en utilisant avec une excitation de maniaque son appareil photo, j’avais pris 26 photos du lieu. Ironie des ironies, une plaque était apposée à l’entrée de la maison. Elle portait la mention « International Christian Embassy ». Retrouver sa maison familiale occupée non point par une famille juive mais par un groupe fondamentaliste chrétien d’extrême droite, militant activement pour le sionisme, dirigé par rien moins qu’un Boer d’Afrique du Sud - entretenant, qui plus est, des liens peu ragoûtants avec les Contras -, fut un rude coup pour l’enfant de parents chrétiens que je suis. La colère et la mélancolie m’envahirent. Aussi, lorsqu’une Américaine les mains pleines de linge à laver sortit de la maison et demanda si elle pouvait faire quelque chose pour nous, je ne parvins qu’à lâcher un instinctif : « Non merci ».

Plus que tout ce fut la maison dans laquelle je n’entrais pas, dans laquelle je ne pouvais pas entrer, qui symbolisa l’inquiétante irrévocabilité d’une histoire qui me regardait de la pénombre de ses fenêtres, à travers un immense abîme que je me trouvais dans l’incapacité de franchir. La Palestine telle que je la connaissais n’était plus, et me revint immédiatement à l’esprit ma dernière rencontre avec mon père, quelques jours avant sa mort à Beyrouth. Je devais repartir pour reprendre mon travail à New York, et j’étais venu lui faire mes adieux. Atteint d’un cancer, il gisait dans son lit, tantôt plongé dans le coma, tantôt en émergeant, et après que je l’eusse embrassé, il retourna son visage contre le mur et sembla tomber dans un sommeil soudain. C’était en janvier 1971.

En juin 1992, exactement quatre jours après avoir retrouvé ma maison à Jérusalem, j’emmenais ma famille visiter la vieille « école de l’évêque » comme on la qualifiait en arabe. Là je montrais à mon fils Wadie le nom de son grand-père, qui est également le sien, sur le tableau de la première équipe de cricket entre 1906 et 1911. Dans la salle de réunion où se tenaient les prières du matin un employé septuagénaire nous demanda timidement si nous désirions regarder les vieilles photographies de l’école. Il nous en ramena quatre de la cave - une photo de classe de 1942, le personnel enseignant en 1927, etc. - et nous dit que l’on était sur le point de les jeter. L’une d’elles attira mon attention. Un travail d’une grande beauté plastique. Elle était signée « K. Raad » du nom du plus célèbre des photographes palestiniens - Raad, un jeune homme nerveux et doué qui, je m’en souviens, nous alignait et réalignait pour les photos de groupe à l’occasion des mariages et des confirmations. Sur l’une des photos que le vieil homme nous montra je vis assis à même le sol un jeune garçon tenant un ballon de football. Il y avait une date : « 1906 ». Cet adolescent était mon père à l’âge de 13 ou 14 ans. Cette coïncidence cruelle était de trop pour moi : l’histoire de ma famille qui reprenait vie à travers cette étonnante sérénité de l’image de mon père adolescent, tel que je ne l’ai jamais connu, et les images qui me revenaient de la maison silencieuse de Talbiya, avec son lamentable destin désormais hypothéqué entre des mains « chrétiennes ». Ce monde semblait condamné à n’être plus que débris, lambeaux occasionnels de la mémoire et de la mélancolie.

Je crois que c’est à cet instant seulement que j’ai compris pourquoi j’avais abandonné la politique active, démissionnant un an plus tôt du Conseil national palestinien ; et pourquoi j’avais eu le sentiment qu’il me fallait revenir en Palestine tout de suite. En septembre de l’année dernière, j’avais appris brutalement que je souffrais d’une insidieuse et chronique maladie du sang. J’avais alors pris conscience pour la première fois dans ma vie que j’étais mortel, ce que j’avais jusque-là délibérément ignoré. N’était-ce pas ce diagnostic qui m’avait fait ressentir le besoin de venir confronter ma propre mort (prévisible) avec ma propre famille, ici, à la source, en Palestine ? Alors les souvenirs de récits antérieurs qui commençaient et se terminaient à Jérusalem me semblèrent être, d’une part les compagnons appropriés de ma vie qui refluait ; et d’autre part, comme les rappels concrets que moi aussi, tout comme ils avaient commencé et s’étaient terminés, je passerais ainsi que mes enfants, eux qui pouvaient enfin voir pour la première fois la lignée continue des générations de notre famille, ainsi que les lieux auxquels nous appartenions et dont nous avions été bannis.

Je ne savais pas alors pourquoi la suite de notre séjour fut dominée par des réminiscences ayant trait à la famille de ma mère, originaire de Safad et de Nazareth. Rétrospectivement je me dis que je devais y trouver quelque équilibre face à l’austérité du milieu familial de mon père. Ma mère venait d’une famille peu touchée par la tendance « classe moyenne », et plutôt excentrique et inspirée en comparaison de la Jérusalem anglicane, formaliste et mortuaire dont mon père était issu. (Jusqu’à sa mort, Nabiha la sœur de mon père appelait sa meilleure amie « Madame Marmura » qui lui rendait du « Madame Said », alors qu’elles étaient les meilleures amies depuis plus de cinquante ans.)

En route vers Safad puis Nazareth, nous traversâmes Beisan. J’avais encore le souvenir d’un village arabe ensommeillé : c’est devenu une ville sans attraits et exclusivement juive - Beit Shean -, avec ses rangées d’appartements anonymes alignés des deux cotés de la route. La différence frappante entre ces douces collines arrondies et plutôt arides, avec leurs petites bandes de verdure, leurs roches grises, leur terre brune, et ces blocs uniformes d’immeubles érigés partout par les Israéliens donnait l’impression que plutôt que d’incompatibilité il y avait là comme une inimitié, comme si cette terre qu’ils s’étaient appropriée devait être mise au pas, et réduite en esclavage.

Puis sur le chemin de Tibériade je me rendis compte que tout au long de la côte, de Jérusalem vers Haïfa puis Saint-Jean-D’acre, pratiquement tout espace ouvert, du terrain de foot au verger ou au parc de loisirs, était entouré de fils barbelés. Cette sorte d’obsession de la clôture s’intégrait étroitement avec les nombreuses prisons que je vis, telle celle de Telamund, tout au long de la route vers Haïfa, avec leurs prisonniers, des Palestiniens en majorité, et leurs rangées de fils barbelés qui semblaient sans fin - une, deux, trois quatre rangées.

Un autre contraste me frappa particulièrement dans des sites tel Tibériade : le soudain étalage hautain des hôtels de luxe, des tours en copropriété et autres bâtisses du même genre, lançant le message : « Vacances Coûteuses ». Nous nous arrêtâmes pour un café au Moriah Plaza, lieu dans le style Miami Beach, où, dans cette enclave exclusivement juive, un jeune Palestinien avec lequel nous avions rendez-vous m’impressionna par son aisance. C’était la première fois que nous nous trouvions en pareil endroit, et nous eûmes tendance presque instinctivement à souligner notre coté américain, nous protégeant par l’usage de l’anglais, et ainsi de suite. Mais pas Muhammad, qui de toutes les façons ne parlait pas anglais, et qui s’adressait à nous avec insistance en arabe, d’une voix suffisamment haute pour qu’elle fût entendue, et qui, avec le même aplomb, s’adressait en hébreu à la jolie serveuse israélienne.

Après Tibériade nous nous arrêtâmes à Tabgha, un village minuscule à l’extrême nord du lac et que je n’avais pas revu depuis 1945. Ce village disposait d’une plage singulièrement paisible, belle sans prétention, qui était associée dans ma mémoire au maïs grillé que des marchands ambulants vendaient là. Aujourd’hui on y trouve une église allemande prétentieuse qui gâche la vue. Et comme nous repartions rapidement je remarquai pour la première fois que Tabgha était quasiment accolé à Capharnaùm où avait eu lieu le miracle de la multiplication des pains. Nous avions l’habitude de descendre vers Tabgha en venant de Safad où vivait mon oncle maternel, Munir, et où avec un plaisir extrême nous effectuions des séjours l’été. Mon oncle, médecin réputé, s’était réfugié avec sa femme en Jordanie, où ils sont morts il y a une quinzaine d’années. Accrochée aux rebords d’une façade montagneuse, Safad aujourd’hui est totalement nettoyée de ses habitants arabes.

Mélange de colonies religieuses ou artistiques, elle s’est étendue en différents agglomérats dans toutes les directions, de sorte à m’empêcher absolument de deviner où se dressait la demeure de mon oncle Munir, visitée pour la dernière fois en 1945. Nous rencontrâmes un vieil homme qui ressemblait à un arabe, marchant péniblement sur la route, mais, a) il ne savait pas où se trouvait le « centre de la ville » - c’était là mon seul et vague point de repère -, b) il s’avéra être marocain et, malgré son hébreu tout à fait courant, préféra nous parler en arabe. Puis, soudain, après un tournant j’aperçus le long et sinueux escalier qu’enfants nous montions et descendions et qui nous menait de la maison familiale vers celle de Jamilé - je n’ai jamais su que son prénom -, qui nous faisait jouer avec des cartes postales aux couleurs criardes et une minuscule lanterne magique. Ce fut un extraordinaire sentiment que de gravir ces escaliers bordés désormais de boutiques vendant des objets pieux judaïques et de voir soudain apparaître, en haut, la demeure de mon oncle avec son balcon étrangement élevé, ses arches de style ottoman et ses escaliers raides accolés à ses murs.

Comme Safad a changé ! De l’autre côté de la rue un groupe de membres de la secte hassidique des Loubavitch faisaient exactement ce qu’ils font à New York, vendant leur littérature, cherchant à convertir de nouveaux membres, se tenant à distance des autres. La circulation est interdite dans les rues nouvellement pavées de la ville et occupées par une foule de touristes, de soldats, de marchands vaquant entre les cafés, les magasins d’électronique et autres.

Comme à Talbiya, un sentiment de mélancolie m’envahit bientôt, et cette même sensation d’une histoire achevée, rangée, continuant désormais ailleurs. La demeure de mon oncle était désignée « Siège de la municipalité » par une plaque ; mais il suffisait de regarder à travers l’une de ses fenêtres les moins sales pour immédiatement constater que non seulement elle n’était pas utilisée mais que, avec ses chaises et ses tables éparpillées en pagaille, elle semblait figée dans le temps, comme la Satis House de Miss Davisham.

Étrangement, c’est Nazareth qui, avec éclat, me ramena vers la vie. De tous les lieux palestiniens visités ce fut le plus riche en signes et le plus vague en termes de souvenirs.

Mon grand-père maternel Shukri Musa-Bishouty, mort à la fin des années 20, est enterré à Nazareth où il a fondé et bâti l’église anglicane, et élevé une nichée d’enfants étonnamment doués : ma mère Hilda et quatre garçons qui devinrent médecin, avocat, physicien et banquier, tous charmants, tous faciles à vivre, tous musiciens, en somme - malgré ou peut-être à cause de l’implacable fondamentalisme baptiste de leur père - tous très différents de la grisaille de l’anglicanisme victorien, tel celui de la famille de Théobald Pontifex dans The way of ail Flesh, caractéristique à mes yeux de la famille de mon père. Ce qui traverse également la famille Musa-Bishouty est cette composante libanaise qui nous rattache à la malice byzantine et à la pulsion hédoniste de cette terre donquichottesque, avec son mélange confus d’intelligence et d’inconscience sanguinaire.

Nazareth aujourd’hui est en réalité constituée de deux villes : la bruyante médina arabe où avaient prospéré les Musa ; et l’autre, Nazareth-la-haute, la ville nouvelle juive élevée de manière ostentatoire sur la crête des collines qui commandent la ville basse arabe.

Pour Mariam et moi, Nazareth fut le seul lieu où rapidement nous nous sentîmes chez nous, tel un Beyrouth ou un Amman à petite échelle, le seul site palestinien d’avant 1948 qui n’avait pas été totalement violé ou disloqué par l’histoire ultérieure. Nous fûmes accueillis et guidés par de proches amis de la famille (tel le célèbre romancier Emile Habibi), et ce répit nous a permis de commencer par une sorte d’exploration nonchalante des lieux avant de nous lancer dans la véritable visite de la ville. Lorsque nous débouchâmes sur la place principale j’associai presque instinctivement le puits de la Vierge à la maison toute proche où ma mère était née et avait grandi. Rien n’avait changé. Mon oncle Emile, qui vit aujourd’hui à Athènes et qui quitta Nazareth il y a une cinquantaine d’années, m’avait fourni suffisamment d’indications pour localiser la maison en prenant pour repères le puits et le séminaire moscovite, une imposante bâtisse carrée qui servait maintenant de quartier général pour la police. Contrairement à Jérusalem, Nazareth demeurait la ville qu’elle fut en 1948.

Etrange à quel point, et bien que la maison des Musa ait été détruite et l’église baptiste complètement rebâtie, j’ai eu un sentiment de vie à Nazareth, et considérablement moins de regrets qu’à Jérusalem. La nouvelle église baptiste, possède désormais une façade malséante conçue sous la forme d’une succession d’alvéoles de ruche. Ainsi qu’une voix américaine amicale me le précisa au téléphone, la tombe de mon grand-père avait été déplacée de l’église et ses restes enterrés dans un cimetière proche. « Nous avons très bien fait les choses », m’assura-t-il en précisant que toutes les formalités nécessaires avaient été effectuées avec les inspecteurs israéliens de la santé. Et il ajouta presque en s’excusant : « Tout ce que nous avons trouvé dans le cercueil, ce furent quelques os et une bible. » Je m’empêchais de lui demander s’il s’attendait à trouver autre chose.

Une semaine plus tard, à Amman, un journaliste américain m’interrogeait sur mon séjour et, non sans une certaine réticence, je me fendis d’une description sommaire. « Ce n’est pas pour rabaisser l’expérience que vous venez de vivre, Mr le Professeur, mais si je rendais visite aujourd’hui la ville du New Jersey où j’ai moi-même grandi, les changements seraient similaires à ceux que vous décrivez. ». Peut-être, mais j’en doute - le New Jersey n’ayant pas disparu il y a quarante-cinq ans ni été remplacé par un nouveau pays quasiment européen. De plus, mon interlocuteur américain ne semblait pas être retourné dans sa ville pour y constater les changements. Je l’avais fait et j’en étais tout bouleversé.