Tradition et modernitéTradition et modernité




Tradition et modernité



Mohammed Abed El Jabri


La modernité, selon nous, ne veut aucunement dire le rejet de la tradition ou la rupture avec le passé. Elle veut plutôt dire une manière pertinente de voir, autrement, la tradition pour que celle-ci soit plus capable d’escorter le progrès au niveau mondial. Ce qu’on appelle communément " la contemporanéité " [coexistence avec l’époque contemporaine] ou, en arabe, " El mouaçara ". La voie de la modernité doit passer, comme nous le préconisons, par la lecture critique et responsable de la culture arabe en vue d’activer cette culture de l’intérieur. Etant ainsi, la modernité est, avant tout, modernité dans " la méthode " et modernité dans " la vision et le but". Il s’agit d’émanciper notre conception de l’empreinte idéologique et affective qui confère, à notre conscience, le caractère absolu et total de la tradition en faisant abstraction à son caractère relatif et historique.

La modernité est un fait historique, et comme tous les phénomènes historiques, elle est conditionnée par ses circonstances et délimitée par des conditions temporelles que le devenir dessine tout au long du progrès humain. Elle diffère d’un lieu à l’autre et d’une expérience historique à l’autre.

" la renaissance ", " les Lumières " et " la modernité " ne forment pas des périodes successives, l’antécédent précède l’ultérieur. Elles sont plutôt synchronisées et interpénétrées au sein de la période contemporaine qui débute depuis près d’un siècle. La modernité, chez nous et comme elle se dessine dans notre situation actuelle, prend le sens de " renaissance " et de " Lumières " dont la colonne vertébrale autour de laquelle s’organisent tous ses aspects et ses configurations sont le rationalisme et la démocratie. Ceux-ci ne sont pas des produits qu’on puisse importés, mais une pratique qu’on exerce selon des règles déterminées. La modernité, bien que l’importance qu’elle accorde à l’individu comme valeur en soi, n’est pas donnée pour elle-même, mais pour la culture qu’elle recèle et qui émane de son univers de rationalisme et d’attitude consciente et raisonnable. La modernité est un message et tendance vers la modernisation : la modernisation de l’esprit commun, des critères rationnelles et affectives. Lorsque la culture dominante demeure la culture traditionnelle, le discours de la modernité a la charge de relire la " tradition " et de présenter sa vision contemporaine sur elle. Le besoin de travailler sur la tradition est dicté, en somme, par la nécessité de moderniser notre approche et notre manière de l’envisager au service d’une modernité bien comprise et ancrée dans l’acte et le discours.

Il est indéniable que la tâche d’approfondir la conscience en vue de résoudre un problème, nécessite une méthode et une conception. Méthode et conception vont de pair. La méthode est toujours guidée par la conception, qu’elle soit explicite ou implicite. La conception est, elle-même, une méthode d’analyse et de traitement. La pensée arabe moderne et contemporaine, de toutes sortes de tendances et de sujets, est un ensemble d’essais visant à formuler une conception, déterminer une attitude et choisir une méthode. Cette pensée est, en réalité, une quête permanente d’une voie propre. Il est tout à fait naturel que les opinions et les conceptions se multiplient d’après la diversité des tendances intellectuelles et la différence des intérêts et des appartenances politiques et sociales. Mais le phénomène apparent dans notre pensée arabe contemporaine est de s’enfermer dans un champ cognitif donné. Si nous voulons délimiter les thèses intellectuelles dans trois domaines : la tradition, la pensée mondiale contemporaine et les problèmes actuels, politiques, sociaux et nationaux ; nous pouvons dire que prendre un des domaines comme champ cognitif spécial, détermine les autres domaines.

Il existe, en fait, un écart énorme entre notre passé et note futur aspiré. Ce qu’on appelle la tradition existe " là-bas " dans une période du passé. Il s’agit d’une tradition dont la civilisation du progrès et de la créativité a cessé d’être depuis longtemps et devenue lointaine de la réalité dans laquelle nous vivons aujourd’hui. La pensée européenne, qui est devenue aujourd’hui une pensée universelle, se trouve, à son tour, " là-bas " dans une époque de l’histoire comme un maillon dans une chaîne de progrès dont nous n’avons pas vécu les premières prémisses et le développement régulier. Notre présent, avec tous ses problèmes et ses données pédagogiques, politiques, sociaux et économiques constitue un mélange singulier dans lequel les restes des vagues du passé et les vagues du " présent ", qui n’est pas le nôtre, s’entrechoquent. Il est, en fait, le " présent " de la civilisation européenne à caractère universel.

Nous avons besoin aujourd’hui, plus que jamais, de réviser nos attitudes et d’élaborer une conception nouvelle et consciente qui outrepasse les barricades artificielles et dépasse les cercles chimériques ; une conception qui examine les particules dans le cadre de la totalité culturelle et relie le présent et le passé en direction de l’avenir.

La question de la tradition pose souvent une déduction doublement erronée : d’une part, prendre une position qui considère, d’une façon arbitraire et apriorique, la tradition comme totalité. D’autre part, lorsqu’elle prend une attitude de telle manière, elle ignore deux de ses caractéristiques majeures : son universalité et son historicité. Cette façon anachronique de traiter la tradition est issue d’une vision statique, sclérosée et close.

Lorsqu’il s’agit d’une tradition comme la tradition arabo-musulmane, il est nécessaire de tenir compte de sa spécificité et sa valeur intrinsèques. Cette tradition est universelle par le fait qu’elle représentait une civilisation mondiale et humaine dans une époque de l’histoire. Elle était une culture ouverte assimilant l’ensemble des cultures différentes avec lesquelles elle avait un contact, d’où son universalité...

La tradition, non seulement elle reflétait une réalité sociale, politique et économique dans la civilisation arabo-musulmane, mais elle comprenait des conceptions, des concepts et des visions religieuses, philosophiques, éthiques et scientifiques provenant des autres civilisations anciennes. Ce qui fait que l’aspect humain y trouve une place prépondérante.

Il est indispensable d’avoir une vision critique et consciente de la tradition qui respecte, simultanément, son universalité et sa spécificité historique. Ainsi, il serait absurde d’évoquer les conflits du passé dans le présent. Car les conflits juridiques, théologiques et philosophiques avaient, en réalité, leurs propres justifications et ne peuvent, sous aucun cas, être transmises dans le présent qui, à son tour, observe d’autres circonstances et particularités.


La distinction entre la pensée occidentale et la pensée orientale dans la culture contemporaine est une distinction arbitraire sans aucune scientificité... Si distinction dans la pensée mondiale contemporaine il pourrait y avoir, elle ne peut être qu’une séparation entre ce qui sert le progrès et chemine sur la voie de l’évolution historique et ce qui sert la réalité utilitariste, la suprématie impérialiste et le nationalisme raciste. Tel est le critère pertinent si nous voudrions choisir et sélectionner entre la culture contemporaine et les cultures anciennes.

La tradition originelle (Asala), comme la modernité d’ailleurs, ne désigne pas une chose. Elle n’est pas sujet ou réalité. Elle est plutôt signe distinctif ou indice dévoilant toute tâche manuelle ou intellectuelle et mettant en valeur ce qui en découle comme créativité et originalité. La tradition originelle n’est pas négation des origines. Elle n’est pas création "ex nihilo", mais une autre façon de formuler les conceptions, les éléments et les idées. Elle est opération d’intégration donnant une structure et un être différents. La " contemporanéité " doit être déterminée non par le temps, mais par la communication, l’affectivité et l’effectivité. La pensée universelle est contemporaine de notre époque dans la mesure où elle contribue à résoudre nos problèmes ou acquérir une vision consciente et juste sur notre époque pour pouvoir faire face aux problèmes auxquels nous confrontons dans le monde arabe ou au niveau international.

Il s’agit aujourd’hui d’une époque où les conflits font rage et reflètent les intérêts et les ambitions de groupes restreints. La vision judicieuse des problèmes de la tradition et de la modernité est celle qui prend en compte l’historicité de la culture et de la pensée. Il ne s’agit pas de fabriquer une méthode toute faite ou d’adopter une vision préalable et figée. La méthode, quelle qu’elle soit, est, avant tout, un outil et l’effectivité de l’outil apparaît dans son usage judicieux et raisonnable et sa capacité de s’adapter avec les données qu’il s’engage à traiter et étudier... Nous optons pour la méthode structurale et historique et pour l’idéologie consciente. Tel est le fondement méthodique de la vision que nous essaierons d’adopter dans l’étude de nos problèmes intellectuels dans la pensée arabe contemporaine.