L'humanisme arabe à l’IVe/Xe siècle




L'humanisme arabe à l’IVe/Xe siècle


Mohammed Arkoun

L’IVe/Xe siècle de l'islam a été qualifié par plusieurs orientalistes, dont Louis Massignon, de siècle ismaélien de l'Islam. Ce siècle est aussi celui de la période humaniste dans le monde musulman. Mohammed Arkoun qui a longuement étudié cet humanisme [1] nous détaille, dans le texte ci-dessous, ses caractéristiques et le contexte historique qui a permis son épanouissement. D'après Mohammed Arkoun, c'est essentiellement le morcellement politique ainsi que le pluralisme et la diversité qui, en instaurant un esprit de compétition entre les différents groupes, ont permis l'émergence d'une civilisation humaniste.


"Le lecteur reconnaîtra maintenant la légitimité historique qu’il y a à parler d’un humanisme arabe au IV/Xe siècle. A Bagdad, à Ispahan, à Shiraz, à Damas, au Caire, à Kairouan, à Mahdia, à Fès, à Cordoue, tous les intellectuels, les écrivains, les hommes de science utilisent la langue arabe pour diffuser une pensée et des savoirs qui débordent largement les limites de ce qu’on nommait les sciences religieuses par opposition aux sciences profanes dites rationnelles : al-‘ulum al-naqliyya al-diniyya vs. al-ulum al-aqliyya, dites aussi intruses, dakhila, par les opposants. L’expansion de la littérature et des savoirs profanes est assurée par la conjonction de plusieurs facteurs : politiques, économiques, social, culturel.

Politiquement, une famille iranienne, les Banû Buwayh, venue du Daylam, prend le pouvoir à Bagdad en 945[2]. Le Califat censé détenir la légitimité islamique n’est maintenu que pour éviter des troubles sociaux graves ; la réalité du pouvoir est passée aux émirs Bûyides qui s’appuient sur des élites cosmopolites, multiconfessionnelles, mais unies dans l’adhésion à l’idéal philosophico-littéraire d’une sagesse éternelle (al-Hikma al-Khalida) recueillie dans de nombreuses anthologies, des œuvres encyclopédiques, des manuels pratiques où l’ "honnête homme", l’adîb vient puiser toutes les connaissances nécessaires à l’exercice de son métier (secrétaire de l’administration centrale, magistrat, conseiller des princes ou des mécènes, écrivain, poète, juriste, théologien, et surtout philosophe). Non seulement le Califat disparaît comme référence politique centralisatrice, mais les trois frères bûyides – Mu’izz al-Dawla à Bagdad, Rukn al-Dawla à Rayy, Mu’ayyad al-Dawla à Shiraz – décentralisent le pouvoir et favorisent la compétition intellectuelle, le pluralisme doctrinal et culturel dans l’espace irano-irakien jusqu’à l’avènement des Saljoukieds, qui favorisent l’ "orthodoxie" sunnite à partir de 1038.

Installée à Mahdiyya (Tunisie) en 909, puis au Caire à partir de 969, la dynastie fatimide incarne une théologie politique concurrente de la théologie sunnite, mais renforce la tendance humaniste, pluraliste de la culture telle qu’elle s’exprime dans la fameuse encyclopédie philosophico-scientifique des Frères sincères (Ikwân al-Safa). Le dynamisme politique et culturel en Orient (Iran-Irak), mais guère dans le bloc occidental du Sunnisme (Espagne musulman et Maroc) où le califat de Cordoue (912-1031) favorise l’éclosion de la fameuse civilisation andalouse dont on admire encore aujourd’hui des restes prestigieux.

Economiquement, la classe marchande connaît au IV/Xe siècle un épanouissement exceptionnel puis elle commencera à déchoir à partir du Ve/XIe siècle et ne cessera de s’affaiblir face à la montée corrélative de l’hégémonie européenne avec l’entrée en scène de Bruges, Troyes, Gênes, Venise, puis l’Espagne (Reconquista), le Portugal, l’Angleterre, la France jusqu’à la colonisation au XIXe siècle. Les marchands contrôlent les routes maritimes (Méditerranée et Océan indien) et les routes terrestres (Sahara) ainsi qu’en témoigne la riche littérature géographique où les voyageurs humanistes ont consigné des connaissances précises, variées, étendues sur des peuples, des cultures, des civilisations très éloignés de l’islam arabe qui demeure le centre politique, le modèle obligé de référence, mais qui n’empêche pas l’élargissement des horizons dans le temps et dans l’espace. Dans les centres urbains, ces marchands enrichis constituent les cadres sociaux d’accueil d’une culture à dominante profane et rationnelle. C’est alors que se dessinent des lignes de clivage entre un humanisme théologique contrôlé par les ‘ulama – les gestionnaires du sacré – et un humanisme philosophique centré sur la formation de l’homme raisonnable capable d’initiative intellectuelle, d’exercice critique et responsable de la raison. On pense irrésistiblement au rôle évidemment plus décisif que jouera la bourgeoisie capitaliste en Europe à partir des XVIIe-XVIIIe siècles dans le triomphe de la Raison des Lumières.

Socialement, la classe des secrétaires d’administration – Kuttâb – des intellectuels, des lettrés tous formés dans les disciplines de l’adab, soutenus par des mécènes riches et puissants, renforcent l’impact de l’humanisme séculier dans le milieux urbains. Il faut bien souligner que tous les courants de pensée, tous les cadres sociaux, toutes les œuvres de civilisation dont il est question ici sont liés à la civilisation urbaine. En dehors des centres urbains, nous devons parler de sociétés paysannes, montagnarde ou de civilisation du désert dont les caractéristiques sociales, économiques et culturelles sont dédaignées, jugées négativement par les élites savantes qui parlent de masses (‘awâmm) ignorantes, dangereuses. La division sociale existe dans les villes elles-mêmes entres les classes cultivées, savantes, participant aux idéaux de l’humanisme (adab) et les classes dangereuses, irrédentistes, nécessaires au bien-être des élites, mais abandonnées aux cultures que nous nommons aujourd’hui populaires, avec leurs croyances et rituels « superstitieux », leurs codes coutumiers et leurs pratiques fortement censurées par les élites aussi bien religieuses que profanes. Il est donc nécessaire de corriger par une sociologie de la culture et de la pensée tout ce qui s’écrit et se dit habituellement sous les titres glorifiants et globalisants de civilisation ou culture arabes, d’islam classique, de pensée, d’architecture, d’arts islamiques.

Culturellement, c’est l’avancée de la philosophie et de la science grecques qui permet le renforcement de l’humanisme laïcisant à l’Ive/Xe siècle. Au III/IXe siècle déjà, un écrivain très en vue comme Ibn Qutayba (m. 889) dénonçait l’emprise très forte d’Aristote, de la philosophie grecque sur la pensée islamique. Le retour à un politique sunnite antimu’tazilite après 848 avec le calife Mutawwakil, n’a pas empêché la philosophie de progresser, de gagner un public plus large en s’introduisant dans les ouvrages de culture générale (adaba), alors qu’elle a été longtemps confinée dans les traités spécialisés (Al-Kindi, m. 870, Farabi, m. 950)[3]. Dans une abondante littérature que j’ai appelée l’adab philosophique, on peut relever plusieurs signes annonciateurs de la naissance d’un sujet humain soucieux d’autonomie, de discernement libre dans l’exercice des responsabilités morales, civiques, intellectuelles. Des chrétiens comme Yahya Ibn Adi (m. 974), Ibn Zur’a (m. 1008), des juifs comme Ishaq Isra’ili (m. 932), Ibn Gabirol (c. 1058), Maïmonide (m. 1204) participent à ce mouvement d’une société, certes réduite en nombre, mais dont le rayonnement a atteint, de proche en proche, l’Europe et la Sicile, l’Andalousie, le Midi de la France et de l’Italie."



[1] Voir en particulier son "Humanisme arabe au IVe/Xe siècle, Miskawayh philosophe et historien", Vrin, 1982
[2] Rappelons que la dynastie des Bûyides (Banu Buwayh) était chiite. Elle était origninaire du Daylam, région montagneuse située dans le nord de l'Iran réputée pour ses rudes montagnards et ses farouches guerriers. Le Daylam fut l'une des principales régions d'implantation de l'Ismaélisme aux XIIe et XIIIe siècles avec notamment la forteresse d'Alamut qui fut le quartier général du gouvernement ismaélien.
[3] Rappelons que les grands philosophes al-Kindi et al-Farabi étaient chiites, et Avicenne était né et avait grandi dans une famille chiite ismaélienne.

Référence
Mohammed Arkoun, Humanisme et islam. Combats et propositions.