Dialogue des civilisations





Dialogue des civilisations



Mohammed Abed El Jabri

Les règles du dialogue rochdien

Ibn Rochd, qui connaissait parfaitement la loi musulmane et la philosophie grecque et à qui n’échappait pas les circonstances politiques qui avaient motivé la condamnation d’al-Ghazali, procéda résolument à l’éclaircissement du rapport entre la religion et la philosophie. Il chercha à déterminer, en sa qualité de jurisconsulte, la position de la Loi islamique envers les " sciences anciennes " d’une part, et d’autre part à rétablir le rapport entre la religion et la philosophie et à " ôter la confusion " du discours d’Aristote et de ses traducteurs. Il s’agissait de redéfinir le rapport entre le " moi " islamique et " l’autre " philosophique. Ibn Rochd consacra à ce projet plusieurs ouvrages dont le fameux " Tahafut al-tahafut " (l’incohérence de l’incohérence), dont le propos était d’opérer la négation de la négation, et de réaliser le dépassement d’un discours fallacieux qui désigne comme contradictoires, antagonistes, des choses qui ne se distinguent que par ce qu’elles marquent leur différence.

Pour mieux percevoir l’importance de ce dépassement rochdien et souligner son indéniable actualité, tâchons de relever les principes épistémologiques sur lesquels s’appuie notre philosophie. Ces principes ont une valeur universelle. Ils peuvent être investis par tous les ensembles culturels qui souffrent de l’emprise de rapport d’adversité et d’hostilité, comme c’est aujourd’hui le cas de l’Europe et du monde arabe, pour rétablir leurs liens :

Comprendre l’autre dans son propre système de référence :

Le premier peut être traduit dans notre langage d’aujourd’hui par la nécessité de comprendre " l’autre " dans son propre système de référence, nécessité qui s’exprime chez Ibn Rochd par l’application d’une méthode axiomatique dans l’interprétation du discours philosophique des anciens. S’adressant à al-Ghazali qui veut à tout prix montrer " l’incohérence " du discours des philosophes, Ibn Rochd écrit : " il est recommandé à tous ceux qui ont choisi la recherche de la vérité (...) lorsqu’ils se trouvent devant des affirmations qui leur paraissent inadmissibles, d’éviter de rejeter systématiquement ces affirmations, et d’essayer de les comprendre à travers la voie dont ceux qui les posent prétendent qu’elle mène à la recherche de la vérité. Ils doivent consacrer pour arriver à un résultat décisif, tout le temps nécessaire et suivre l’ordre qu’impose la nature de la question étudiée ". C’est en suivant ce procédé méthodique que le philosophe parviendra à comprendre les questions religieuses de l’intérieur du discours religieux, et que l’homme de religion parviendra à appréhender les thèses philosophiques de l’intérieur du système dans lequel elles s’insèrent.

J’ai toujours insisté, en m’adressant à mes compatriotes arabes, sur la nécessité de respecter ce principe dans notre démarche pour rétablir le dialogue entre notre tradition culturelle et la pensée contemporaine mondiale, et pour définir une manière d’assumer notre rapport à l’une et à l’autre. Mais il faut reconnaître aussi que l’image que se fait l’Occident du monde arabe et de l’Islam en général ne prend pas non plus en compte ce principe méthodique fondamental, et que de ce fait elle ne parvient pas à rendre compte de la réalité arabe dans sa particularité et sa spécificité.

Empruntons donc les uns et les autres, européens et arabes, la méthode axiomatique d’Ibn Rochd pour pouvoir enfin comprendre " l’autre " dans son système de référence. Seul cette approche intra-culturelle nous permettrait d’accéder à une compréhension mutuelle profonde. Nous verrions alors dans les deux rives de la Méditerranée de simples bords d’un même " fleuve ", comme ce fut le cas au temps d’Ibn Rochd. En effet, l’expression " les deux rives " (al-adwataan) s’appliquait alors, à la fois, à celles de Tanger et de Gibraltar et à celles d’Oued (rivière) Fès, qui divisait cette ville en deux rives habitées, l’une par d’andalous, l’autre par des " kairouanais ", originaires de Kairouan en Tunisie appelée à l’époque Ifriquia, comme si l’Europe et l’Afrique n’étaient que deux rives d’une même rivière.

Le droit à la différence :

Le deuxième principe qu’il nous faudrait emprunter à Ibn Rochd pour rétablir un rapport fécond entre l’Europe et le monde Arabe, c’est ce que nous appellerions aujourd’hui " reconnaître le droit à la différence ". C’est ce principe que notre philosophe applique dans sa démarche visant à redéfinir les liens pouvant exister entre la religion et la philosophie. Il reproche à Ibn Sina (Avicenne) d’avoir nui tant à la religion qu’à la philosophie par son syncrétisme qui consistait à intégrer les principes de la religion dans la religion dans ceux de la philosophie, ce qui ne pouvait avoir que des conséquences graves : sacrifier soit les principes de la religions, soit ceux de la philosophie, voire les écarter tous pour tomber dans un scepticisme sans issue. Il défend énergiquement la non-contradiction des vérités religieuses et philosophiques, car " une vérité, dit-il, ne contredit pas une autre, mais s’accorde avec elle et témoigne en sa faveur ". Cependant, concordance ne veut pas dire équivalence, et témoigner en faveur d’une chose ne veut pas dire s’identifier avec elle. Le droit à la différence doit être respecté.

Compréhension, tolérance et indulgence :

Ceci nous amène au troisième principe de l’épistémologie rochdienne que nous voulons mettre en relief. C’est un principe à caractère méthodologique et éthique tout à la fois : la compréhension, au sens de tolérance et d’indulgence.

Notre philosophe reproche à al-Ghazali de ne pas respecter, dans ses objections aux philosophes, les règles du dialogue visant à la recherche de la vérité. Al-Ghazali disait : " mon but était de mettre en doute leur thèses (celles des philosophes), et j’y ai réussi ". Et Ibn Rochd de répondre : " ceci n’est pas digne d’un savant. Car un savant en tant que tel ne put avoir d’autre but que de rechercher la vérité, et non de semer le doute et de rendre les esprits perplexes ".

Répondant à ceux, parmi les savants musulmans, qui voyaient dans les sciences des anciens des opinions qui ne s’accordent pas avec l’esprit de l’Islam, notre philosophe déclare : " Il nous faut, lorsque nous trouvons chez nos prédécesseurs des nations anciennes, une théorie réfléchie de l’univers conforme aux conditions qu’exige la démonstration, examiner ce qu’ils en ont dit, ce qu’ils ont affirmé dans leurs livres. Si ces choses correspondent à la vérité, nous les accueillerons à grande joie, et nous leur en serons reconnaissants. Si elles ne correspondent pas à la vérité, nous le ferons remarquer, mettrons les gens en garde contre elles, tout en excusant leurs auteurs ". Car dit-il : " faire justice consiste à chercher des arguments en faveur de son adversaire comme on le fait pour soi-même ".

Tels sont à mon avis les principaux éléments d’une épistémologie de dialogue rochdienne. Le propre de cette épistémologie est de définir une manière de dépasser ou du moins d’apaiser l’antagonisme dans le rapport d’altérité, rapport du moi à son autre.

A une époque où les idéologues de l’après-guerre froide cherchent à faire du prétendu " Choc des civilisations " la réalité de demain et de l’Islam le plus propre à jouer le rôle de " l’autre " de l’Occident, son futur ennemi après l’effondrement du communisme, il est du devoir de tous les défendeurs de la paix dans le monde de lutter contre cet état d’esprit qui sème la méfiance et appelle à l’hostilité.

Et si l’on ajoute à cet état d’esprit " occidental " ce que j’appellerai la psychologie du colonisé face à son ancien colonisateur qu’alimente encore le comportement hégémonique de plusieurs puissances occidentales, on peut conclure que la paix, la stabilité et surtout la confiance, dépendront beaucoup de l’épanouissement d’un dialogue basé sur une épistémologie de compréhension mutuelle telle que nous venons d’en esquisser les grands traits et dont le père-fondateur restera sans doute le grand philosophe andalou Ibn Rochd. 

L’apartheid a un visage




L’apartheid a un visage


 Par Samah Jabr

La restriction par Israël à la valeur de la vie humaine, combinée à l’expansion de la répression sociale et au déni, est en train d’éroder la société israélienne comme elle érode celle du peuple qu’elle occupe.

Le mois dernier, en début de soirée et alors que je conduisais sur la route n°1 à Jérusalem, dans le quartier de Sheikh Jarrah, j’ai été agressée par plusieurs garçons de colons. Ils avaient entre 12 et 13 ans et étaient vêtus de la robe religieuse orthodoxe. L’un a jeté et fait exploser un pétard sur ma voiture pendant que j’étais arrêtée à un feu de circulation, me rendant à un cours à l’Institut israélien de psychanalyse.

La police israélienne est arrivée sur les lieux pour voir quelle était cette perturbation, les jeunes étant toujours là. Plutôt que de les réprimander et malgré mon désarroi, la police m’a dit qu’il s’agissait « seulement » d’un jouet de Pourim. Ils m’ont demandé de déplacer ma voiture sinon ils me mettraient une contravention. Des automobilistes arabes qui passaient m’ont dit que ces garçons harcelaient souvent les conducteurs, crachant sur les femmes arabes et lançant des pierres sur les automobilistes arabes dans le secteur. La police ne faisait rien contre cela.

Je suis arrivée à ma classe de psychothérapie psychanalytique en pensant à tous ces gosses palestiniens qui avaient reçu des balles dans les yeux ou derrière les genoux, ou été heurtés par des voitures de colons parce qu’ils étaient accusés d’avoir jeté des pierres sur des voitures israéliennes. L’apartheid est un système de discrimination - semblable à ce système qui contrôle chaque domaine de la vie palestinienne sur notre terre. Chaque jour resté sans solution, mon peuple est contraint de s’enfoncer dans l’injustice et la dépossession.

Jeudi dernier, un camion n’a plus été contrôlé sous la pluie et est entré en collision avec un car palestinien transportant des élèves. Le car s’est retourné et a pris feu, un incendie qui a dévoré six petits enfants et leur enseignant et en a brûlé gravement plusieurs autres.

Des accidents de la circulation ont lieu partout. Partout aussi, des enfants meurent dans des accidents malheureux. Ce qui a été inhabituel dans cette tragédie, c’est qu’elle s’est produite à un endroit qui s’appelle (d’après le système d’apartheid local), « Zone C », près de ce que les Palestiniens appellent le check-point de Jaba et que les Israéliens appellent la place Adam, après la colonie proche. Une équipe d’urgences médicales et une caserne de pompiers israéliennes sont tout près, à moins de trois minutes du lieu de l’accident. En Zone C, l’Autorité palestinienne n’a aucun pouvoir et la plupart du temps, les Palestiniens ont l’interdiction par Israël d’y construire. Tandis que les colonies israéliennes s’agrandissent sur la terre palestinienne et que leurs résidents circulent sur des routes bien construites et sûres, les Palestiniens dans ces zones doivent se débrouiller avec des infrastructures délabrées et l’absence des services de base.

Une vidéo filmée dans les premières minutes de l’accident montre des hommes et des femmes palestiniens, non aguerris contre le feu, accourir sur les lieux et utiliser leurs mains nues, les petits extincteurs de leurs voitures et des seaux d’eau pour éteindre le brasier. D’autres ont pu entrer à l’intérieur du car en feu et en ressortir en portant des enfants qui brûlaient, dont certains furent transportés dans un hôpital dans des voitures particulières. Avant que les ambulances n’arrivent, le feu avait été éteint et les enfants évacués. Des témoins disent que les ambulances sont arrivées 45 à 50 minutes après l’accident. L’hôpital palestinien le plus proche, le Croissant-Rouge palestinien, serait normalement à 20 minutes de là, s’il n’y avait cet enchevêtrement quotidien de circulations provoqué par le check-point de Qalandia, à l’entrée Sud de Ramallah.

Benzion Oring, responsable du ZAKA, un service d’urgences médicales israélien de Jérusalem, a déclaré à Ynet que ses équipes de secours avaient eu des problèmes au début pour rejoindre l’endroit parce que le secteur est proche des villages palestiniens. « Nous sommes arrivés sur place après avoir été assurés d’obtenir les autorisations nécessaires », a-t-il dit. Bon, mais pourquoi les Israéliens n’ont-ils pas besoin de toute cette préparation pour entrer dans le secteur quand il s’agit d’arrêter un Palestinien ? Les soldats postés au check-point à seulement 100 mètres de l’endroit n’auraient certainement pas attendu autour du car en train de brûler, s’il avait transporté des enfants israéliens.

Et bien sûr, les médias israéliens se sont focalisé sur les équipes médicales israéliennes qui finalement sont arrivées sur place et ont aidé à secourir les enfants, emmenant quelques gosses dans les « bons » hôpitaux israéliens, sans mentionner que les check-points et le mur israéliens avaient retardé les sauveteurs. Et ce n’est pas le premier accident où des vies palestiniennes sont perdues parce que les pompiers et et les équipes médicales ne sont pas autorisés à entrer en Zone C, ou parce qu’ils sont retardés par les check-points israéliens, les couvre-feux et les murs, ou le siège de Gaza.

Sous l’occupation israélienne « éclairée », il existe des règlements pour chaque type de discrimination et une loi pour chaque crime. Les droits des personnes et leur chance de survivre dépendent de là où ils vivent. Les cartes d’identité, les plaques d’immatriculation, les possibilités d’accès aux routes, aux hôpitaux et à toutes les sortes de services sont accordées sur la base de l’identité nationale. Les personnes sont classées comme supérieures, alors on leur accorde les droits humains intégraux, ou comme inférieures, et on les laisse survivre sur les restes de leurs occupants. Cette restriction à la valeur de la vie humaine, combinée à l’expansion de la répression sociale et au déni, est en train d’éroder la société israélienne comme elle érode celle du peuple qu’elle occupe.


Le dilemme de l’approche littéraire du Coran




Le dilemme de l’approche littéraire du Coran



Nasr Hamid Abu Zayd

Le propos de cet article est d’examiner quelques-unes des difficultés que pose l’approche littéraire du Coran. Cette dernière constitue un vrai défi aujourd’hui. Les éléments de base ont été déjà posés lors du débat qui s’est instauré à la fin des années quarante en Egypte autour d’une thèse de doctorat présentée en 1947 devant le Département de Langue et Littérature Arabe de la Faculté des Lettres de l’Université Fouad 1er , aujourd’hui Université du Caire. L’auteur s’appelait Muhammad Ahmad Khalafallah (1916-1998). Sa thèse portait sur la question du genre littéraire dans le Coran (al-fann al-qasasî fî al-qur’ân al-karîm). Il l’avait rédigée sous la direction de Amîn al-Khûlî (18951966).

Le contexte des remous soulevés par la thèse à l’intérieur comme en dehors de l’Université sera le point focal de notre analyse. La controverse qui a court aujourd’hui dans le monde musulman entre traditionnalistes et modernistes d’une part, et entre chercheurs musulmans et occidentaux non musulmans d’autre part, constitue dans une large mesure la poursuite de ce même vieux débat.

Dans les débats entre musulmans, la pensée musulmane classique joue toujours un rôle de justification des positions avancées par chaque participant. Khalafallah et son professeur al-Khûlî ne font pas exception ; tous deux se rattachent directement au mouvement réformiste initié par Muhammad ’Abduh (1855-1905), qui lui-même invoquait la tradition musulmane théologique et philosophique éclairée.

Remonter à la discussion traditionnelle sur la doctrine de l’inimitabilité du Coran (al-i’jâz) sera nécessaire pour mesurer l’impact des éléments traditionnels sur le débat moderne à propos de l’approche littéraire du Coran. C’est ce que nous ferons dans la première partie.

Par ailleurs, le mouvement réformiste musulman moderne est né -comme on le dit couramment dans le contexte de la domination militaire et politique du monde musulman par l’Europe. La modernité fut imposée par le pouvoir colonial, puis par les régimes post-coloniaux. Certains éléments de la culture et de la philosophie européenne eurent un impact sur les questions religieuses, ce qui provoqua des réactions polémiques autant qu’apologétiques de la part de penseurs musulmans. Le principal problème soulevé par al-fann al-qasasî fî al-qur’ân al-karîm est celui de la vérité historique des événements mentionnés dans le Coran. Ce genre de question figure dans quantité d’articles de la première édition de l’Encyclopédie de l’Islam dont la traduction paraît au Caire au début des années trente. Cette question fera l’objet de notre deuxième partie.

La dernière partie présentera le postulat de départ ainsi que les conclusions de la thèse de Khalafallah à la lumière du contexte analysé dans les deux premières parties.

L’approche littéraire du Coran remonte au 2ème siècle de l’histoire musulmane (9ème siècle). Elle naît de la discussion sur l’inimitabilité du Coran (al-i’jâz) qui est un point de doctrine essentiel en théologie.

Il est indéniable que, par ses caractéristiques linguistiques uniques, le Coran a capté l’attention des Arabes dès le tout-début de la Révélation. Ils ont fait de leur mieux pour expliquer son effet sur eux en se référant aux types de textes qu’ils connaissaient, comme la poésie ou le genre courtois. Toutes ces tentatives d’explication sont rapportées par le Coran qui les réfute. De nombreuses anecdotes sont conservées dans la littérature musulmane selon lesquelles même les non-croyants étaient fascinés par l’effet poétique irrésistible du langage coranique. Le concept de supériorité du Coran, qui fait qu’il est inimitable, fut développé ultérieurement et expliqué à partir de ses caractéristiques littéraires. De nombreuses théories furent élaborées dans la théologie musulmane pour expliquer les traits constitutifs de l’inimitabilité du texte. Au moins deux questions devaient être résolues :

D’abord, que signifiait le défi lancé dans le Coran de présenter ” quelque chose de semblable au Coran “ ? Quelles caractéristiques devaient-être prises en considération ? Ensuite, pourquoi les Arabes échouèrent-ils à produire quelque chose de semblable, ne serait-ce qu’en imitant simplement son style ?

Ibrâhîm ibn Sayyâr al-Nazzâm (mort en 232/846), théologien rationaliste mutazilite, avança la théorie du sarfa. Elle consistait à dire que Dieu était délibérément intervenu pour empêcher les Arabes de produire un texte semblable au Coran. Sans cette intervention divine, les Arabes auraient facilement relevé le défi. Cette intervention divine était en soi un miracle (mu’jiza). En ce qui concerne le texte, il n’a rien de particulier comme texte. Cependant, sa supériorité est due à l’information qu’il contient, à propos des événements ignorés du passé ou de ceux à venir(1). Le Coran est imitable en tant que texte arabe, mais il ne l’est pas en tant que fruit d’une révélation divine renfermant un savoir divin. Sa supériorité réside donc dans son contenu plutôt que dans son style. Cette théorie du sarfa qui lie l’échec des Arabes à l’intervention divine considère de fait le Coran comme un miracle (mu’jiza), une oeuvre au-delà de la capacité humaine. Il s’intègre dans la même catégorie que les miracles accomplis par les prophètes anciens comme la transformation d’un bâton en serpent par Moïse ou la guérison des maladies et le retour des morts à la vie pratiqués par Jésus. De la reconnaissance du miracle coranique dépend la crédibilité de Muhammad et l’authenticité du Coran.

Mais l’idée que le contenu du Coran, ce qu’il dit qui était resté jusque là inconnu ou bien qui concerne l’avenir, serait la seule matière du ” défi ” (al-tahaddî) soulève des difficultés théologiques, au moins dans une perspective mutazilite. Dans la mesure où le savoir divin est absolu, quelles que soient les limites du savoir humain, il est impossible que Dieu -dont la justice est absolue- défie l’homme d’un défi qui dépasse les capacités humaines. La justice divine (al-’adl), le deuxième principe du tawhîd dans la théologie rationnaliste mutazilite, autorise seulement un défi qui rentrerait dans l’ordre des capacités humaines. La nature des miracles accomplis par Moïse et Jésus pour soutenir leur prédication vient à l’appui de ce type d’argumentation. Le miracle de Moïse était de l’ordre de la magie, domaine dans lequel les Egyptiens excellaient. Il en est de même pour les miracles de Jésus. Dans la mesure où les Arabes étaient les maîtres de l’éloquence poétique, le miracle de Muhammad, le Coran, devait être d’ordre littéraire.

Il faut noter que la distinction entre forme et contenu, al-lafz et al-ma’nâ, qui prévalait dans la critique littéraire arabe, a ses racines dans les premiers débats sur la question de savoir si le langage est fondé sur une convention sociale humaine, al-muwada’a, ou sur une inspiration divine. Ce débat prend argument dans le verset coranique ” Et Il (Dieu) enseigna à Adam tous leurs noms, puis il les montra aux anges en leur disant : Faites-moi connaître leurs noms si vous êtes véridiques ” (Coran 2,31). Les mutazilites établirent d’emblée un lien théologique entre la parole de Dieu -le Coran- et le langage humain. Ils soutinrent donc haut et fort la notion de convention humaine contre celle de l’inspiration divine du langage. Afin d’interpréter correctement ce verset du Coran sans se contredire, ils entreprirent d’expliquer le mot asmâ’ (noms) pour prendre le concept ou l’idée sans son référent. C’est un étudiant d’al- Nazzâm, Abû ’Uthmân ’Amr b. Bahr al-Jâhiz (mort en 255/869) qui explique : “ Il n’est pas possible à Dieu d’enseigner les noms à Adam en mettant de côté leur sens (ma’nâ), de lui enseigner le signifiant (al-dalâla) sans lui indiquer le signifié (al-madlûl ’alay-hi). Un nom sans signification est un mot inutile (laghû), comme de la vaisselle vide” Un mot (lafz) ne peut être un nom sans avoir un sens (ma’nâ)”(2).

C’est aussi al-Jâhiz, dont le Traité Nazm al-qur’ân ne nous est pas parvenu, qui tournait en ridicule le fait de juger de la poésie et de l’aimer pour son contenu. Il estimait que la poésie doit être évaluée pour la qualité de ses images, résolvant ainsi le problème de la distinction entre lafz et ma’nâ, forme et contenu, qui avait longtemps prévalu en critique littéraire arabe. Pour lui, il est clair que ” les significations doivent être trouvées sur les chemins et sentiers (i.e. partout) et sont accessibles aussi aisément aux Arabes qu’aux non-Arabes, aux bédouins qu’aux citadins “(3). Il met davantage l’accent sur la construction. Il considère la poésie comme un art de l’énonciation et de la mise en scène, et un travail de présentation artistique. Ce que souligne al-Jâhiz, l’importance de la construction (nazm) davantage que des idées abstraites (ma’nâ), ouvrit le chemin d’une réévaluation de la théorie d’al-Nazzâm.

Abû Hâshim al-Jubbâ’î (mort en 321/973), un autre théologien mutazilite, essaya de repenser la théorie d’al-Nazzâm en prenant en compte l’importance de la force expressive des termes employés (jazâlat al-lafz) parallèlement à la beauté de leur sens (husn al-ma’nâ) pour apprécier l’éloquence d’un discours donné. Si le sens est superficiel (rakîk), la force expressive du terme l’est aussi. L’éloquence du discours -ajoute-t-il- ne repose pas sur la forme ou le genre littéraire. Un orateur peut être plus éloquent qu’un poète et vice-versa(4). Il apparaît que Abû Hâshim était surtout préoccupé par deux questions : enrichir le concept d’éloquence par la prise en compte des termes utilisés sans pour autant minimiser l’importance première de leur contenu de signification et mettre en cause la théorie du sarfa. ; mais surtout exclure le rythme poétique (awzân al-shi’r) des critères de définition de l’éloquence. En prônant cette exclusion, Abû Hâshim tente d’ébranler la haute estime dans laquelle les Arabes tenaient la poésie. ” Le Coran n’est pas de la poésie, et le Prophète n’est pas un poète “, proteste à maintes reprises le Coran contre les allégations des Arabes.

Malgré la réfutation par les opposants comme par les partisans de la Mutazila de la théorie d’al- Nazzâm, celle-ci resta implicitement prise en compte. Le juge Abû Bakr al-Bâqillânî (mort en 404/1013), théologien asharite comme ’Abd al-Qâhir, consacra un ouvrage à expliquer ce qui distingue le Coran de tous les autres textes, y compris les textes sacrés antérieurs. Il commence par une réfutation de la théorie d’al-Nazzâm parce qu’elle lie l’i’jâz à un seul critère. Il relève ensuite que les Ecritures Sacrées antérieures contiennent aussi des prophéties. Pourtant, elles ne sont pas considérées comme des mu ’jiz. Par conséquent, il faut prendre également en compte la structure de composition du Coran (ta’lîf)(5). Pour lui, le caractère unique du Coran réside précisément dans le fait qu’il n’est ni prose ni poésie ; c’est un genre littéraire en soi. Aucun critère littéraire humain ne peut être utilisé pour l’évaluer. Al-Bâqillânî va même jusqu’à déprécier les fameuses sept grandes odes anté-islamiques qu’il considère comme inférieures au Coran(6). Le fait que Muhammad était illettré tient lieu de preuve supplémentaire pour affirmer que c’est la nature même du locuteur -Dieu- qui rend impossible toute comparaison entre le Coran et un autre texte. En bon asharite, al-Bâqillânî souligne la distinction entre la parole éternelle de Dieu (kalâm Allâh al-azalyy al-qadîm) et sa manifestation dans le Coran, entre le matlû et la tilâwa. Quoiqu’il en soit, l’inimitabilité est à ses yeux rattachée au texte existant et pas seulement à la parole éternelle de Dieu(7).

La dépréciation des poèmes arabes illustres afin de préserver la supériorité du Coran semble faire écho à l’attitude négative du Coran à l’endroit de la poésie. Si la créativité poétique des Arabes était si faible -si l’on en croit al-Bâqillânî, le défi (al-tahaddî) n’aurait guère de portée. Selon lui, le miracle coranique (al-i’jâz) peut être prouvé par trois éléments :

” Le premier est qu’il contient des informations concernant l’invisible (al-ghayb), ce qui dépasse le pouvoir des êtres humains qui n’ont aucun moyen d’atteindre ce savoir. ” Le deuxième, poursuit al- Bâqillânî, ” est qu’il est bien connu que le Prophète était illettré (ummî), qu’il ne pouvait écrire et pouvait à peine lire. De même, il est habituellement reconnu qu’il n’avait aucune connaissance des livres des peuples antérieurs, de leur mémoire, de leur histoire, des biographies de leurs héros. Pourtant, il a donné des résumés de ce qui est advenu dans l’histoire, il a parlé des périodes passées, et donné les récits concernant la création d’Adam. Il fait aussi mention de l’histoire de Noé, de celle d’Abraham et de tous les autres prophètes mentionnés dans le Coran “. Le Prophète, selon al-Bâqillânî, ” n’avait aucun moyen de connaître tout cela, sauf celui d’avoir été enseigné… ” La conclusion est qu’il n’a acquis ces connaissances que grâce à la Révélation. Le troisième élément est que le Coran est merveilleusement arrangé et composé, et il est si élevé dans son élégance littéraire qu’il est au-delà de ce que toute créature peut composer. Ainsi conclut al- Bâqillânî(8).

Dans le discours d’al-Bâqillânî, deux idées significatives intéressent notre présent exposé. D’abord son idée que le Coran représente un genre littéraire unique ; c’est une idée qui sera reprise par Tâhâ Husayn (1889-1973). En second lieu, la définition qu’il donne du ghayb, des choses cachées, le fait que sa définition englobe les histoires du Coran est un élément important que Khalafallah reprenne dans son argumentation. Le mutazilite al-Qâdî ’Abd al- Jabbâr (mort en 415-1025) souligne dans son étude approfondie de l’i’jâz que l’éloquence (alfasâha) n’est pas seulement liée au contenu ou au style. Entrant dans les détails de la théorie d’al- Jubbâ’î à propos de la synthèse du contenu et du style, il relie l’éloquence et la structure (ou syntaxe) qui conjugue la ” position ” et la ” fonction ” grammaticale des termes utilisés. L’excellence intrinsèque au Coran repose tout particulièrement dans la qualité hors pair de son éloquence. Partant de l’idée de Abû Hâshim de la nécessité de considérer ensemble et le contenu et le style, il propose de même de considérer ensemble la fasâha et le nazm, l’éloquence et la composition, structure ou syntaxe. Cela recouvre la manière syntaxique spécifique de joindre les mots ensemble, al-dammu ’alâ tarîqatin makhsûsa, qui prend en compte trois éléments : le sens lexical du mot (al- muwâda’a), sa position dans la structure et sa fonction grammaticale. Voici ce qu’il dit : ” Avec la composition, chaque mot a nécessairement une caractéristique propre (al-sifa). Cette qualité peut être dûe au langage conventionnel utilisé dans la composition [choix qui dépend du lexique], à sa forme syntaxique (al-i’râb) ou à sa position (al-mawqî’). A ces trois catégories, il n’est pas de quatrième”(9).

C’est donc la perfection syntaxique du Coran qui empêcha les Arabes de répondre par aucune tentative d’imitation (al-mu’ârada) en dépit de l’existence indubitable du défi (al-tahaddî). Il n’était pas besoin d’une intervention divine comme le sarfa pour empêcher les Arabes païens de tenter de lutter contre la Révélation(10).

Le fameux philologue et critique littéraire ’Abd al-Qâhir al-Jurjânî (mort en 470-1078), un asharite comme al-Bâqillânî, était ” si familier de l’oeuvre de ’Abd al-Jabbâr qu’il était capable de manipuler ses idées de façon créative en les intégrant dans son propre système théo-rhétorique “. C’est lui qui proposa une analyse détaillée, avec d’abondantes illustrations de prose ou de poésie, de la théorie du nazm (syntaxe) dans son livre bien connu Dalâ’il i’jâz al-qur’ân al-karîm (Preuves de l’inimitabilité du Glorieux Coran). Il commence par réfuter l’idée que l’i’jâz s’appliquerait au seul contenu et non au style. Sa réfutation est plus solidement fondée que celle de ses prédécesseurs. Si l’i’jâz ne portait que sur le contenu, par exemple sur l’invisible ou les événements futurs, l’i’jâz serait limitée aux sourates et versets parlant de ces choses cachées. Il affirme donc que l’i’jâz concerne bien chaque verset du Coran, parce que les Arabes étaient mis au défi de proposer quelque chose de semblable à l’une des plus courtes sourates du Coran.

’Abd al-Qâhir était aussi obligé -semble-t-il- de traiter de la contradiction implicite contenue dans la pensée de l’un des théologiens asharites les plus éminents, al-Bâqillânî. Il fallait qu’il précise et élargisse ce concept encore flou de ” composition ” (al-ta’lîf) en cherchant à apprendre de la part des mutazilites, spécialement du Qâdî ’Abd al-Jabbâr. Le point essentiel de la théorie du nazm d’al- Jurjânî -dont il attribue la paternité à al-Jâhiz au prix de quelques ré-interprétations, sa première articulation dans l’histoire de la balâgha(11), est proche des synthèses entre contenu et style de al- Jubbâ’î et ’Abd al-Jabbâr. Mais son analyse et ses explications détaillées le conduisent à découvrir ” les lois de la syntaxe ” (qawânîn al-nahû).

Son plaidoyer pour l’étude du langage et de l’expression claire (al-bayân) suppose logiquement que l’étude de la poésie est essentielle en tant que celle-ci est l’écrin du langage dans sa forme éloquente. Pour ’Abd al-Qâhir, l’étude de la poésie atteint le degré d’un devoir religieux. Il ne s’agit plus d’un savoir secondaire (’ilm wasîla) comme on la considère en théologie ; il s’agit bien plutôt d’une connaissance essentielle et vitale sans laquelle la lumière de Dieu pourrait s’éteindre. Dans le discours de ’Abd al-Qâhir se trouve de façon implicite un principe de jurisprudence : tout ce dont un musulman a besoin pour accomplir un devoir religieux devient également un devoir religieux (kullu mâ lâ yatimm al-wâjibu illâ bi-hi fa-huwa wâjib). C’est donc un devoir religieux que d’étudier la poésie pour comprendre ce qu’est l’éloquence et pouvoir donner de ce fait une explication satisfaisante de l’inimitabilité du Coran. Sans accomplir ce devoir, on ne peut accomplir cet autre devoir qui est d’expliquer la lumière de Dieu. Il déclare : ” Aucune personne sensée qui vise une bonne appréciation de cette doctrine musulmane essentielle de l’i’jâz ne peut le faire sans ces pré-requis : l’étude du discours des Arabes et de leur poésie est un préalable nécessaire pour comprendre les phénomènes linguistiques à l’œuvre de façon inimitable dans le Coran.(12)”

” Si nous savons que la direction, de laquelle émane la preuve (al-hujja) du Coran, d’où elle apparaît et resplendit, est telle qu’il atteint un degré d’éloquence tellement au-delà des capacités humaines, et un degré d’excellence tel qu’on n’a pu l’imaginer, qu’il est impossible à qui ignore la poésie … d’apprécier ce qu’il en est ; alors tous ceux qui la rejetteraient empêcheraient de connaître la preuve que Dieu manifeste(13)”.

Pour répondre à l’objection qu’il y a d’autres moyens possibles pour le croyant de prouver l’inimitabilité du Coran, telle que la simple connaissance de l’incapacité des Arabes à produire une tentative d’imitation (al-mu’ârada), al-Jurjânî dit : ” La preuve du miracle de Muhammad est bâqiya ’alâ wajhi al-dahr ; elle perdure à travers les temps et peut-être vérifiée à toute époque par quiconque désirerait la connaître… Quelle sorte d’homme seriez-vous si vous vous absteniez de connaître la preuve concernant Dieu Tout Puissant, et choisissiez délibérément l’ignorance et l’absence de clarté au sujet de son existence, comme si imiter était pour vous plus attractif et vous en remettre aux connaissances des autres préférable(14)”.

C’est pourquoi attaquer la poésie et minimiser l’importance de son étude en prétextant que c’est interdit ou au mieux makrûh (religieusement non-désirable sans être formellement interdit) équivaut à ” vouloir éteindre la lumière de Dieu “(15).

” Ignorer la science de la rhétorique (al-balâgha) dont les lois ne peuvent être connues qu’en étudiant la poésie empêche de prétendre à quelque science que ce soit du Coran et de son interprétation. Risque d’en résulter inadéquation et même incompétence pour l’interprétation et le commentaire du texte de la Révélation(16)”.

” Si seulement ces personnes, quand elles ignorent ces choses, s’abstenaient de s’en mêler. Puisqu’elles prétendent qu’il suffit d’en savoir un petit peu, qu’elles s’en tiennent à ce petit peu et ne prennent pas l’initiative de grandes déclarations sur le sujet et de se mêler de ce qu’elles ignorent ; qu’elles ne s’aventurent pas dans des commentaires (tafsîr) et interprétations (ta’wîl) fouillés qui ne conduiraient qu’à de vaines tribulations. Si elles ne construisent pas, qu’au moins elles ne détruisent pas. A défaut de porter remède, qu’elles ne soient pas les causes du mal. De toute façon, elles n’en font rien. Elles provoquent plutôt des maladies qui intriguent le physicien et sèment le trouble chez l’homme de raison(17)”.

Bien que ce vibrant plaidoyer pour la linguistique et la rhétorique répète des déclarations exprimées antérieurement par al-Jâhiz et d’autres, il semble avoir plus de poids que celles-ci. En reliant l’i’jâz et les lois de la syntaxe, il souligne plus explicitement la dimension d’œuvre littéraire du texte coranique. Son insistance est fondée sur le constat empirique que la composition du Coran comme des textes humains est gouvernée par les mêmes règles linguistiques (qawânîn al-nahû). Pourtant, la différence entre un texte et un autre en termes d’éloquence réside dans le niveau de perfection dans le maniement de ces règles. Les lois du nazm ne peuvent être découvertes que par l’étude de la poésie, ce qui signifie que seul un critique littéraire a quelque titre à étudier les traits caractéristiques de la supériorité du Coran .(18)

C’est Muhammad ’Abduh (1848-1905) qui publia la première édition critique des deux fameux livres d’al-Jurjânî. Il les utilisa même comme manuels dans son cours de rhétorique arabe au Collège de Dâr al-’ulûm, une institution éducative mise en place pour combiner dans un même cursus disciplines traditionnelles et modernes. La bonne connaissance qu’avait ’Abduh de la pensée d’al- Jurjânî se reflète bien dans son Tafsîr al-Manâr. La méthode littéraire utilisée par ’Abduh pour interpréter le Coran est intimement liée à son but de proposer une compréhension rationnelle de l’islam. Mais les questions que ’Abduh devait affronter étaient plus complexes et vastes que celle de l’i’jâz.

La première était celle de la modernité : l’islam est-il compatible ou non avec la modernité ? Comment un fidèle musulman peut-il vivre dans un environnement socio-politique moderne sans perdre son identité musulmane ? L’islam peut-il s’accorder avec la science et la philosophie ? La seconde question est celle de la compatibilité ou incompatibilité entre la Loi divine (sharî’a) qui fonde la société musulmane traditionnelle et la loi positive qui fonde les Etats- Nations modernes : les institutions politiques modernes comme la démocratie, les élections et les parlements sont-ils acceptés par l’islam ? Peuvent-ils remplacer les institutions traditionnelles de la shûra et les élites comme les ’ulamâ’ (ahl al-hall wa al-’aqd) ?

La question de l’islam et des connaissances modernes -question de départ de l’œuvre de ’Abduh avait été provoquée par le philosophe français Ernest Renan (1832-1892) qui avait décrété l’incompatibilité absolue entre l’islam, les sciences et la philosophie. Ce qu’on appelle sciences islamiques ou philosophie islamique n’était pour Renan qu’une pâle traduction des Grecs. L’islam ne pouvait être qu’hostile à la raison et à la liberté de penser, comme tous les dogmes religieux bâtis sur une révélation. Devant des affirmations si sévères -voire insultantes- contre l’islam, al-Afghânî (1839-1897) et ’Abduh prirent la défense de l’islam, expliquant le retard des musulmans par leur incompréhension de l’islam. Si l’islam avait été correctement expliqué et bien compris -comme c’était le cas pendant l’âge d’or de la civilisation islamique, les musulmans n’auraient pas été vaincus et dominés si facilement par les puissances européennes. Al-islâm dîn al- ’ilm wa almadaniyya (L’islam, religion de la science et de la civilisation)(19), titre d’un livre très connu de M. ’Abduh, essaie de le prouver.

’Abduh était engagé dans une autre controverse avec un politicien et historien français, Gabriel Hanotaux (1853-1944), qui fut ministre des Affaires Etrangères en 1894 et 1898. Hanotaux tenait également l’islam pour responsable du retard du monde musulman.20 ” Il est vrai, écrit ’Abduh, que les musulmans sont devenus arriérés en comparaison d’autres peuples du monde. Ils sont retombés à un inférieur inférieur même à celui qui précédait l’islam qui les a libérés de leur paganisme. Ils ne connaissent rien du monde où ils vivent et sont incapables de profiter des ressources de leur environnement. Maintenant des étrangers sont venus qui s’emparent de leurs richesses sous leur nez”(21).

La préoccupation principale de M. ’Abduh était de ré-ouvrir la porte de l’ijtihâd dans ses aspects tant sociaux qu’intellectuels. Dans la mesure où la religion est une dimension essentielle de l’existence humaine, la seule voie pour engager une vraie réforme est de réformer la pensée musulmane. ’Abduh était aussi très intéressé par une des idées apportées en Egypte par al-Afgânî, celle d’une ré-interprétation moderne de l’islam. ’Abduh adopta un mélange de rationalisme classique et de sensibilité socio-politique moderne. Cette combinaison lui permit d’initier une interprétation semi-rationnelle du Coran. Sa contribution la plus importante est son insistance pour dire que le Coran n’a jamais prétendu être un livre d’histoire. Le récit coranique ne doit donc pas être pris comme un document historique. Les événements historiques mentionnés dans les récits coraniques sont présentés dans un style littéraire visant à exhorter ou admonester(22). A propos des histoires dans le Coran, ’Abduh explique très clairement la différence entre l’historiographie et les histoires coraniques : l’historiographie est une science spécifique fondée sur l’enquête et la vérification critique des données dont on dispose telles que les procès-verbaux, les témoignages, les souvenirs et les évidences géographiques et matérielles. Les histoires coraniques quant à elles visent des objectifs éthiques, spirituels et religieux. Elles peuvent s’appuyer sur des événements historiques, mais leur objectif n’est pas d’apporter une connaissance historique. C’est pourquoi les noms de personnes, de lieux et les dates ne sont pas cités dans ces histoires. Même quand l’histoire est celle d’un prophète ou d’un de ses ennemis comme Pharaon, beaucoup de détails sont omis.

’Abduh s’oppose clairement à la méthode exégétique classique qui cherche à clarifier ce qui reste obscur ou ambigu (al-mubhamât). L’importance de ces histoires ne dépend pas de cette connaissance, mais bien de l’enseignement qu’on en tire. Tous ces passages du Commentaire de ’Abduh sont largement cités par Khalafallah pour appuyer son argumentation, dans sa thèse comme lors du débat qui suivit(23).

Khalafallah, dans la continuité de la distinction faite dans la théorie littéraire entre histoire et littérature, développe la même distinction qu’avait établie ’Abduh entre l’historiographie et le Coran. Il reprend aussi un autre point important souligné par ’Abduh dans son Commentaire : le fait que le Coran a été adressé d’abord aux Arabes païens du 7ème siècle. Ce qui dans le Coran paraît irrationnel ou en contradiction avec la logique et la science doit être compris en regard de la vision arabe du monde. Le Commentaire du Manâr utilise des figures littéraires comme la métaphore et l’allégorie pour donner une explication rationnelle à tous les événements et actions miraculeuses dont parle le Coran. Tous les versets coraniques faisant référence à des superstitions comme la sorcellerie, le mauvais oeil, ou tout ce qui touche au diable doivent être expliqués en lien avec les croyances et coutumes des Arabes de l’époque. Les versets coraniques parlant de l’envoi d’anges du ciel pour combattre les mécréants (kuffâr) sont expliqués par ’Abduh comme une expression d’encouragement destinée à réconforter les croyants pour les stimuler à poursuivre le combat jusqu’à la victoire(24). Cette idée que le Coran prenait en compte la mentalité des Arabes païens du 7ème siècle est au point de départ de la thèse de Khalafallah.

Un certain nombre de points établis par ’Abduh ont été développés par Tâhâ Husayn et Amîn al- Khûlî. Tâhâ Husayn a fortement souligné la dimension esthétique très particulière et unique du style coranique, i.e. son i’jâz, en soulignant qu’il constituait en lui-même un genre littéraire(25). Comme historien de la littérature et critique littéraire par excellence, il affirme que le Coran n’est ni de la poésie ni de la prose, mais le Coran. Plus tard, T. Husayn considérera que le récit de la venue d’Abraham à La Mecque avec sa femme Hagar et leur fils Ismaël existait dans la littérature orale avant la révélation du Coran. Il montre que cette histoire a été inventée bien avant la révélation du Coran pour diminuer la tension entre les Arabes païens -premiers habitants de Yathrib- et les tribus juives qui vinrent s’établir dans la ville. Le Coran en parle non seulement pour situer l’islam dans le contexte de la tradition judéo-chrétienne, mais aussi pour établir sa primauté comme religion monothéiste.

Tâhâ Husayn voulait souligner que cette histoire ne devait pas être comprise comme transmettant une vérité historique à partir de laquelle des hypothèses sur la situation linguistique dans la Péninsule arabique étaient acceptées sans aucun débat(26). Bien que ce ne fut là qu’un des points de son argumentation sur l’étude de l’authenticité de la poésie anté-islamique, ce fut la goutte d’eau qui fit déborder le vase (litt. : la paille qui cassa le dos du chameau). L’ouvrage de Tâhâ Husayn suscita un débat passionné, bien qu’il considérât que le Coran constituait la source la plus fiable et authentique pour comprendre ce qu’était la vie sociale et religieuse avant l’islam. Le débat parvint jusqu’au Parlement égyptien, où l’on prétendit que le livre était insultant pour l’islam. Tâhâ Husayn fut interrogé par le Procureur Général d’Egypte avant qu’un procès ne s’engageât. Le Procureur Général l’innocenta de toute intention criminelle contre l’islam (27). Quoiqu’il en soit, ce fut une rude épreuve pour Tâhâ Husayn qui retira le passage incriminé de la seconde édition augmentée du livre, qui parut sous un autre titre : Fî al-adab al-jâhilî. Il faut signaler que les écrits de Tâhâ Husayn s’inscrivent dans un mouvement intellectuel très novateur lié à une nouvelle institution académique, l’Université Nationale, al-Jâmi’a al-ahliyya.

Les écrits d’Ahmad Amîn (1886-1954) sur l’histoire de la civilisation islamique, présentés dans son volumineux ouvrage Yawm al-islâm(28), sont un autre exemple de ce même nouveau courant de recherche. Une des préoccupations essentielles de ce courant était de reconsidérer l’histoire de l’islam en général et la biographie du Prophète (al-sîra) en particulier dans une perspective critique. Ce courant était manifestement marqué par l’intérêt manifesté au 19ème siècle pour l’histoire, notamment l’histoire de l’islam et du Prophète. A tout le moins, cela avait influencé l’approche chrétienne de la biographie du Prophète. Les biographies de Muhammad écrites par Muhammad Husayn Haykal(29)(1888-1956) et Tâhâ Husayn sont considérées par certains penseurs musulmans comme ” l’une des raisons des énormes changements dans le niveau du débat ” à propos de la vie du Prophète. Le débat -selon ce même point de vue-” s’est alors déplacé significativement de la confrontation vers le dialogue “(30). Tâhâ Husayn a écrit de nombreux ouvrages sur les débuts de l’islam, tel ’Alâ hâmish al-sîra (parution du troisième tome en 1943), al- Fitna al-kubrâ (1er volume sur ’Uthmân en 1947) ou al-Shaykhân (à propos de Abû Bakr et ’Umar, en 1960).

Quand Amîn al-Khûlî commença sa carrière, les vents du renouveau pénétraient la vie égyptienne. Il appliqua la méthode du tajdîd à l’étude du langage (al-nahû), de la rhétorique (al-balâgha), du commentaire coranique (al-tafsîr) et de la littérature (al-adab)(31). Il n’est pas facile de déterminer lequel de ces quatre champs d’étude offre le meilleur modèle de la méthodologie du renouveau d’al- Khûlî. Lui-même considère que la renaissance débute toujours — l’histoire l’a souvent montré — par l’innovation dans les arts et la littérature(32). Une telle innovation est en effet vitale pour développer la conscience intellectuelle et esthétique du peuple égyptien, afin de mener à son achèvement une renaissance égyptienne complète(33). Une littérature novatrice a besoin d’une nouvelle méthode littéraire qui rende compte de son fonctionnement et de sa structure. Une telle méthode implique un renouveau des études linguistiques et rhétoriques, d’où la nécessité d’un renouveau dans ces deux disciplines. Pour autant que renaissance et tajdîd impliquent mouvement et réveil, il doit d’abord y avoir une étude approfondie de la tradition ancienne dans chaque domaine du savoir.

La devise d’al-Khûlî est la suivante : “awalu al-tajdîd qatlu al-qadîmi bahthan” (le renouveau commence par le meurtre de l’ancien par le moyen de la recherche)(34) ; dans le cas contraire, le résultat serait une perte et non une reconstruction (tabdîd lâ tajdîd)(35). Si, dans le passé, l’étude de la littérature — comme du langage ou de la rhétorique — était pratiquée à des fins religieuses, cela ne doit plus être le cas maintenant(36).

Pour al-Khûli, l’étude littéraire du Coran n’est pas matière à option. Son avis est que la réception du Coran — et, par voie de conséquence, celle de l’islam — par les Arabes est venue de ce qu’ils ont reconnu sa supériorité absolue sur tout texte humain. En d’autres termes, les Arabes ont accueilli l’islam sur la base d’une reconnaissance du Coran comme texte littéraire(37). La méthode littéraire devrait donc supplanter tout autre approche, qu’elle soit religieuse, théologique, philosophique, éthique, mystique ou juridique(38). Il faut préciser ici que le “romantisme” — ou, pour être plus précis, sa version arabe — était la théorie littéraire dominante à l’époque(39). Via cette théorie, al-Khûlî développe les liens entre l’étude linguistique, la rhétorique et la littérature d’une part, et le commentaire coranique de l’autre. Si la théorie classique de l’i’jâz était fondée sur la notion classique de balâgha (rhétorique), cette notion doit être maintenant remplacée par la théorie moderne de la balâgha liée à la critique littéraire. Ce lien demande une connexion nouvelle avec la psychologie, relation parallèle à celle qu’il y a entre critique littéraire et esthétique (40). L’étude de la balâgha devrait donc se centrer sur le style littéraire et son impact émotionnel sur le récepteur/lecteur(41). Son objectif sera alors de développer la conscience esthétique de l’auteur et du lecteur ; on pourrait alors la nommer plus justement fann al-qawl (l’art du discours) (42). Seule l’approche littéraire du Coran, à travers les méthodes linguistiques modernes, peut mettre en évidence son i’jâz, qui est fondamentalement émotionnelle (i’jâz nafsî)(43).

Deux disciples — outre son épouse Bint al-Shâti’, décédée en 1999 —, parmi les étudiants directs d’al-Khûlî, ont appliqué la méthode littéraire dans les études coraniques et sont devenus très connus : Khalafallah et Shukrî ’Ayyâd. Mais il faudrait aussi signaler que Sayyid Qutb, le fameux idéologue du nouveau fondamentalisme islamique, a écrit ses premiers travaux sur le Coran en utilisant une méthode littéraire similaire, encore que plutôt impressionniste. On peut le constater dans trois de ses ouvrages : Al-taswîr al-fannî fî al-qur’ân, Mashâhid al-qiyâma fî al-qur’ân et son Commentaire Fî zilâl al-qur’ân. Khalafallah :

Dans sa thèse majeure intitulée Jadal al-qur’ân (Les polémiques du Coran), et qui fut dirigé par al- Khûlî, Khalafallah applique systématiquement les principes de la méthode littéraire comme suggéré dans le Commentaire d’al-Khûlî sur l’article “tafsîr” de la traduction arabe de la première édition de l’Encyclopédie de l’islam. Dans une certaine mesure, sa thèse de doctorat développe la méthode proposée par al-Khûlî. La thèse, dans sa version publiée, se divise en deux parties dont chacune comprend sept chapitres ; il y a en outre une introduction, l’exposé de la méthode et une conclusion. Al-Khûlî a rédigé la préface de la dernière édition. La première partie est intitulée al-ma’ânî wa al-qiyam al-târikhiyya wa al-ijtimâ’iyya wa al-khuluqiyya wa al-dîniyya (Significations et valeurs historiques, sociales, éthiques et religieuses). Elle est divisée en trois chapitres : signification historique, signification psycho-sociale, signification éthique et religieuse. Bien entendu, le premier chapitre traite de la question problématique des rapports entre historiographie et littérature, conduisant à la question plus délicate encore de la validité historique et du même coup de l’authenticité du récit coranique d’un point de vue critique.

La deuxième partie est intitulée al-fann fî al-qasas al-qur’ânî (L’art narratif dans les récits coraniques). Elle est divisée en sept chapitres. Le premier aborde la question générale du récit coranique (al-qissat al-qur’âniyya) qui se répartit en quatre catégories : historique, allégorique, mythique et “récit de péché”. Le deuxième chapitre est consacré à l’unité narrative (al-wahdat alqasasiyya) ; le troisième aux intentions et objectifs (al-maqâsid wa al-aghrâd) ; le quatrième aux sources (al-masâdir). Dans le cinquième chapitre, l’auteur analyse les éléments du récit (al-’anâsir) qui sont les personnages, les actions et le dialogue. Dans le sixième chapitre, il se demande dans quelle mesure le récit coranique a contribué au développement de l’art narratif dans l’histoire de la littérature arabe.

En ce qui concerne la méthodologie, Khalafallah semble suivre les étapes suggérées par son professeur Amin al-Khuli. La première consiste à collecter les récits du Coran ; la deuxième à les classer par ordre chronologique (tartîb al-nuzûl) pour les analyser et les expliquer en fonction du contexte originel : l’environnement social, l’état émotionnel du Prophète et le développement du message islamique(44). Khalafallah affirme qu’une telle contextualisation aidera à découvrir les niveaux sémantiques originaux du récit coranique, le niveau originel compris par les Arabes à l’époque de la révélation(45). Il est bon de noter ici que Khalafallah ne procède pas à une étude thématique en rassemblant les fragments d’histoires dispersés dans les différentes sourates ; il considère chaque pièce narrative comme un récit indépendant. Ainsi, l’histoire de Moïse par exemple n’est pas considérée comme une histoire unique. Chacun des récits où Moïse est cité représente une unité narrative autonome qui sera étudiée pour elle-même. Une analyse thématique aurait été contradictoire avec l’insistance mise par Khalafallah sur la dimension contextuelle.

Il apparaît que Khalafallah ne se faisait pas d’illusion sur les risques auxquels l’exposait son approche. Il dit combien il lui fut difficile de mener à bien son travail de thèse et combien il se mettait en danger. Mais il affirme que le savoir académique et scientifique requiert de savoir prendre de tels risques(46).

Khalafallah rapporte les difficultés auxquelles eurent à faire face les commentateurs du Coran, notamment les théologiens (al-mutakallimûn). De telles difficultés sont principalement provoquées soit parce qu’on veut imposer une idéologie prédéterminée concernant le Coran, soit parce qu’on veut prouver l’authenticité de ses récits. Dans les deux cas, on passe à côté de la signification du texte coranique(47). Par ailleurs, le discours orientaliste sur le Coran interroge son authenticité historique en arguant du fait que ses récits contredisent ou du moins ne concordent pas avec les faits historiques(48). Etudier les récits coraniques comme des narrations littéraires -comme le suggère l’approche linguistique- rendra la question de l’authenticité historique inopérante, ou du moins la fera apparaître comme une fausse question. En citant quelques remarques émanant d’auteurs classiques comme al-Qâdî ’Abd al-Jabbâr, al- Zamakhsharî ou al-Râzî, ou de sources plus modernes comme ’Abduh, Khalafallah insiste en conclusion sur le fait que les récits coraniques sont à prendre comme des allégories (amthâl) qui n’ont pas pour but de rapporter des faits historiques. Comme allégories, ils appartiennent à la catégorie des mutashâbihât (versets ambigüs ou obscurs). Lorsque les auteurs classiques ont essayé d’expliquer cette ambiguïté, ils ont lourdement rempli leurs ouvrages de données empruntées aux traditions religieuses précédentes (al-isrâ’iliyyât). L’approche linguistique n’a que faire de tels apports, puisqu’elle établit une différence entre la structure de l’histoire (jism alqissa) et sa signification. Cette distinction est expliquée tant par les classiques que par les modernes. L’explication classique, produite à partir de l’étude des amthâl, distingue dans la structure du mathal entre la signification (al-ma’nâ) et ses implications (al-luzûm) qui ne sont pas nécessairement identiques(49). L’explication moderne s’appuie sur des oeuvres littéraires mettant en scène des personnages ou des événements historiques comme la reine égyptienne Cléopâtre chez Shakespeare, Bernard Shaw, Ahmed Shawqî ou Walter Scott(50). L’objet de leurs oeuvres peut paraître historique, mais leur signification, leur message, n’est pas nécessairement fidèle à l’histoire. Les auteurs s’autorisent à user librement de l’histoire dans leur composition littéraire, ce qu’un historien ne pourrait assurément pas se permettre.

Outre ces arguments théoriques, il y a des éléments propres au Coran qui plaident en faveur d’une approche littéraire. Tout d’abord, le Coran omet systématiquement d’indiquer le moment et le lieu des événements historiques mentionnés dans ses récits, de même qu’il ne nomme pas toujours les personnages. Deuxièmement, quand le Coran évoque des faits historiques, il en retient certains éléments et garde le silence sur d’autres. Troisièmement, la succession chronologique des événements est bousculée. Quatrièmement, le Coran peut quelquefois attribuer une action à un personnage, et l’attribuer à un autre dans un autre passage. Cinquièmement, quand une même histoire est répétée dans deux chapitres différentes du Coran, les personnages peuvent tenir des discours différents. Sixièmement, le Coran peut inclure dans une histoire des événements censés s’être déroulés plus tard. Tous ces arguments indiquent clairement que le Coran use de la même liberté que d’autres oeuvres littéraires quand elles touchent à l’histoire(51).

Khalafallah et son professeur semblent surtout préoccupés par l’état de schizophrénie dans lequel restent empêtrées les mentalités musulmanes quand il s’agit de moderniser les structures socio-politiques des sociétés musulmanes. Ce dilemme n’est pas limité à la question de l’authenticité historique du Coran, mais concerne l’avenir de l’ensemble de la pensée musulmane. Il n’est pas anodin que Khalafallah parle toujours de la “raison musulmane” (al-’aql alislâmî) quand il traite de problèmes de compréhension du Coran. Il explique par exemple comment “la raison musulmane”, si préoccupée par l’authenticité historique, s’avère incapable de reconnaître les dimensions éthiques et spirituelles des récits coraniques. La “raison musulmane” est tout aussi impuissante à expliquer la répétition des mêmes histoires, ou bien pourquoi des détails diffèrent quand une même histoire est répétée(52). Plus problématique encore, ce qui apparaît comme contradictoire dans les récits coraniques avec les connaissances historiques et scientifiques (53). Al-Khûlî, dans son introduction à la deuxième édition de al-fann al-qasasî (Le Caire, 1957), évoque la figure de Tâhâ Husayn, qui affirme très clairement que l’approche littéraire du Coran est la seule méthode pouvant éviter la schizophrénie à l’intellectuel musulman. Un musulman peut parfaitement adhérer à l’islam et croire au Saint Coran sans croire nécessairement que les histoires rapportées par le Coran sont historiquement authentiques(54). Al-Khûlî fait allusion à d’autres penseurs exprimant un même état d’esprit. On pourrait aussi mentionner ici les attaques contre les écrits de Qâsim Amîn (1863-1908), marqué lui aussi par l’enseignement de M. ’Abduh, qui fut un pionnier dans la défense des droits des femmes. Ou encore ’Alî ’Abd al-Râziq (1888- 1966) qui fut condamné en 1925 par un Comité inquisitorial constitué par al-Azhar contre son livre al-islâm wa usûl al-hukm (L’islam et les fondements du pouvoir). L’approche littéraire, d’une façon générale, pourrait apporter une solution libérant les mentalités musulmanes de tels blocages. L’école du tajdîd tente de convaincre que le Coran n’est pas un livre de science, ni d’histoire, ni de théorie politique. C’est en fait un livre de guidance éthique et spirituelle, dont les histoires n’ont d’autre but que celle-ci. En d’autres termes, les récits coraniques sont des oeuvres littéraires servant des objectifs éthiques, spirituels et religieux. C’est donc une méprise méthodologique fatale que de prétendre lire les récits du Coran comme des faits purement historiques(55).

Quand la thèse de Khalafallah fut soumise au jury d’examen en 1947 pour fixer la date de la soutenance, les membres du jury — d’après al-Khûlî — furent satisfaits de son niveau académique, mais demandèrent quelques modifications. Quelques fuites eurent lieu en direction des médias, et un débat polémique passionné se développa, mettant en cause l’Autorité académique universitaire qui permettait une thèse pareille dans un pays musulman.

On pourrait résumer comme suit les arguments des détracteurs de la thèse et de la méthode :

1. Un texte littéraire est le fruit d’une imagination humaine alors que le Coran est la parole de Dieu et ne saurait être comparé à une production humaine.
2. Traiter le Coran comme une oeuvre d’art (fann) littéraire laisse supposer qu’il aurait été écrit par Muhammad.
3. Plus encore, prétendre que les récits du Coran ne présentent pas des faits historiques véritables, comme le suggère l’approche littéraire, n’est autre que le pire des blasphèmes et équivaut à un acte d’apostasie(56). Cela place le Coran à un niveau moindre qu’un livre d’histoire(57).
4. Le plus insultant pour le Coran d’un point de vue dogmatique traditionnel est d’affirmer que son langage et sa structure sont historiquement et culturellement déterminés. De là à dire que le Coran est un texte humain, il n’y a qu’un pas(58).

Al-risâla, hebdomadaire littéraire égyptien, donne une bonne idée de l’atmosphère, du débat et de ses protagonistes au sein de l’arène universitaire et au-dehors (volume 2, quinzième année, Le Caire, 1947).

La première information sur la thèse paraît le 15 septembre 1947 (n°741, p 1017). Dans cette première présentation au public, le lecteur est informé de l’identité des membres du jury et de l’opinion de chacun sur la thèse. Le premier d’entre eux, Ahmad Amîn, rejette la thèse pour son faible niveau académique. L’autre, Ahmad al-Shâyib, signale que la thèse contient des idées contradictoires avec la foi musulmane, à savoir que les récits dans le Coran sont des oeuvres littéraires et n’ont pas de valeur historique. Dans le chapitre sur les sources (masâdir), le quatrième chapitre de la deuxième partie, l’étudiant prétend que les récits coraniques sont tirés de sources bibliques et mythologiques. De fait, dans ce chapitre, Khalafallah essaie de situer les différences entre les récits bibliques et les récits coraniques. Son point de départ est que les Arabes connaissaient les récits bibliques avant même l’époque du Prophète. Il réfute l’hypothèse des orientalistes qui pensent que Muhammad a eu accès à ces histoires ou les a appris d’esclaves chrétiens(59). L’article d’al-Risâla s’achève en s’insurgeant contre le fait qu’on puisse rédiger une telle thèse dans une Université d’un pays musulman.

Khalafallah répondit par un article publié dans al-Risâla dès le numéro suivant, le 22 septembre 1947 (n°742, pp 1067-1069). Il rectifie l’information concernant la position d’Ahmad Amîn qui, selon lui, n’a pas refusé la thèse, mais a alerté sur le fait qu’elle pourrait soulever quelques difficultés. La suite de l’article est consacrée à clarifier son point de vue et à expliquer que l’approche littéraire a des fondemants dans la pensée musulmane classique tout autant que chez des modernes comme ’Abduh.

Dans le numéro du 29 septembre 1947 (n°743, pp 1105-1106), le rapport d’Ahmad Amîn sur la thèse est publié. Il y exprime ses craintes de conséquences dangereuses si la thèse était acceptée. On trouve dans le même numéro un article d’un jurisconsulte syrien opposé à la thèse, ’Alî al- Tantâwî. Il accuse Khalafallah non seulement d’être ignorant, mais en plus d’être incompétent dans l’expression de ses idées en langue arabe (pp 1106-1107).

Dans le numéro du 6 octobre 1947 (n°744, pp 1121-1123), on trouve une deuxième réponse de Khalafallah expliquant le sens de ustûra (mythe, légende) tel qu’utilisé dans le Coran et la différence entre le corps de l’histoire (jism) et la signification qu’il véhicule.

Dans le numéro du 13 octobre 1947 (n°745, p 1146), il y a le résumé d’une lettre de protestation adressée au souverain égyptien. Des copies ont également été envoyées au Premier Ministre, au Ministre de l’Education, au recteur de l’Université, au doyen de la Faculté des Lettres et au recteur d’al-Azhar. La lettre demande que Khalafallah et al-Khûlî son professeur soient traduits d’urgence devant un tribunal pour leur crime contre le Coran. La décision de lancer un tel appel a été prise lors de la réunion d’un collectif d’organisations au siège de la Société des Jeunes Musulmans (Jam’iyyat al-shubbân al-muslimîn) le 11 octobre 1947. La lettre porte la signature de l’Union Générale des Organisations Islamiques -dont fait partie la Société des Frères Musulmans, du Front des Oulémas d’al-Azhar, de la Société du Jeune Musulman, de la Jeunesse Muhammadienne, des Supporters de la Sunna, de la Société de la Sharî’a et de la Société des Bonnes Moeurs.

Dans le numéro du 20 octobre 1947 (n°746, p 1192), on rapporte que Khalafallah a écrit au Journal de la Muslim Society qu’il était prêt à brûler sa thèse de ses propres mains s’il y avait quelque preuve substantielle qu’elle contenait quoi que ce soit de contradictoire avec l’islam tel qu’il est présenté dans le Coran. Il ajouta plus tard qu’il était prêt à un débat public dans al- Risâla avec Ahmad Amîn. La réponse du directeur du Journal de la Muslim Society fut que, à en croire les compte-rendus, “si les citations de la thèse sont vraies, il ne suffit pas que l’auteur la brûle en public de ses propres mains, en présence de tous les étudiants et professeurs de l’Université ; il doit aussi se repentir et annoncer son retour à l’islam. Si l’auteur est marié, il doit renouveler son contrat de mariage. Il ne suffit pas de brûler votre thèse, poursuit-il, mais vous devez d’abord brûler le démon qui a rempli votre coeur et vous a dicté ces choses insensées. Après avoir brûlé le démon en vous, tenez-vous à distance de l’Université et de votre doctorat, dans un lieu où vous ne cesserez de gémir et pleurer pour avoir été séduit par Satan et sa Cour, jusqu’à ce que Dieu agrée votre repentance”. Dans le même numéro (pp 1194-1195), il y a un autre article opposé à la thèse, de Muhammad ’Alam al-Dîn, inspecteur au ministère de l’Education, qui rejette la prétention de Khalafallah à défendre le Coran ; il l’accuse plutôt de causer plus de tort au Coran que ses pires ennemis.

Une troisième réponse de Khalafallah paraît dans le numéro du 27 octobre 1947 (n°747, pp 1206- 1208), où il continue d’expliquer le sens de ustûra, ce qu’il en est à propos du Coran et le rapport avec la doctrine de l’i’jâz.

Dans le numéro du 3 novembre 1947 (n°748) paraît un second article de ’Alî al-Tantâwî intitulé Alkalimat al-akhîra (Le dernier mot). Il fait état d’une lettre du doyen de la Faculté, ’Abd al-Wahâb ’Azzâm, parue dans la presse. Le doyen présente l’ensemble de l’affaire comme une thèse de doctorat ordinaire présentée par un étudiant et refusée par le jury. D’après la lettre publiée par le doyen, il ne s’agit de rien d’autre que de l’opinion d’un étudiant qui n’est pas reconnue comme juste par ses professeurs. A lire la thèse — conclut le doyen —, l’étudiant apparaît comme un jeune musulman enthousiaste qui a dépassé les limites de l’ijtihâd en tentant de défendre le Coran contre les allégations des athées et des non-musulmans. Bien que son intention soit bonne, la thèse a été refusée. Refusant la tentative du doyen d’apaiser la tension, Tantâwî dénonce son affirmation sur la bonne volonté de Khalafallah. Arguant de sa position de juge, se disant à même de distinguer clairement ce qui est de la mécréance (kufr) ou de la foi (îmân), Tantâwî énonce un jugement sévère. Il dit que “si Abû Bakr ou ’Umar — les deux premiers des quatre califes bien-guidés (alkhulafâ’ al-râshidîn)— avaient écrit une thèse comme celle-ci, ils auraient tous deux été condamnés pour kufr, et auraient plutôt été considérés comme Abû Jahl et Abû Lahab”.

Dans le numéro du 10 novembre 1947 (n°749, pp 1225-1226) est publié un article de ’Abbâs Mahmûd al-’Aqqâd intitulé “Hurriyyatu al-ra’yy wa tabi’atu al-ra’yy” (La liberté d’opinion et sa responsabilité). Il dessine une frontière nette entre la liberté d’opinion et d’expression dans le domaine publique, où l’individu assume sa propre responsabilité, et la même liberté au sein des institutions académiques nationales telles que l’Université, où la responsabilité n’est pas individuelle mais nationale et collective. Il justifie donc la décision de l’Université de refuser la thèse, mais sans dénier à Khalafallah le droit de la publier à titre personnel sous forme de livre, sous sa propre responsabilité. Al-’Aqqâd, poète et cririque littéraire, ne dit pas un mot sur la validité ou l’invalidité de l’approche littéraire dans les études coraniques. Dans le même numéro (pp 1234-1236), il y a un autre article où ’Abdul Fattâh Badawî, de la Faculté de langue arabe d’al- Azhar, accuse Khalafallah d’ignorance et de malhonnêteté, notamment quand il cite Muhammad ’Abduh et Fakhr al-Dîn al-Râzî dans son premier article dans al-Risâla. Khalafallah, pour soutenir son propos, aurait intentionnellement tordu la significationde ce que disaient ’Abduh et al-Râzî à propos des histoires dans le Coran.

Khalafallah répond aux accusations de Badawî dans le numéro du 17 novembre 1947 (n°750, pp 12 68-1270). Dans le même numéro (p1277), Tantawî, le jurisconsulte syrien, accuse Khalafallah d’avoir plagié le missionnaire Saint-Claire dont le livre Sources of Islam a été traduit en arabe sous le titre Masâdir al-islâm. Dans le numéro du 27 novembre 1947 (n°751, pp 1290-1292) paraît un second article de Badawî dans lequel il commence par reprendre la réponse de Khalafallah à son premier article ; puis il s’attche à la notion de mutashâbihât utilisée par Khalafallah qui y inclut les histoires coraniques. Badawî établit une différence dans le concept de mutashâbihât entre sa connotation terminologique, ambiguë, et sa connotation lexicale, similarité. C’est dans cette logique qu’il désapprouve Khalafallah quand il utilise cette catégorisation classique pour classer les histoires coraniques comme mutashâbihât. En effet, la catégorisation classique se référait selon lui à la signification lexicale, là où Khalafallah considère sa connotation terminologique.

Dans le numéro du 1er décembre 1947 (n°752, p 1390), on trouve le rapport d’un Comité d’étude constitué par le recteur de l’Université pour donner une seconde opinion sur la thèse. Les membres du Comité sont ’Abd al-Wahâb Khallâf, Zakî Muhammad Hasan et M. ’Abd al-Mun’im al-Sharqâwî. Ils conviennent que la hèse entre en contradiction avec le Coran et expriment donc leur soutien à la position de Ahmad Amîn et Ahmad al-Shâyib, les membres du jury qui avaient initialement refusé la thèse. Amîn al-Khûlî, le directeur de thèse, reste le seul et indéfectible soutien de la thèse de son étudiant(60).

Après plus de sept mois de débat, l’Université décida, le 13 octobre 1947, de ne pas accepter la thèse. Khalafallah fut muté à un autre poste où il n’était pas en situation d’enseignement. Quand à son directeur de thèse al-Khûlî, l’Université décida qu’il ne serait plus autorisé à enseigner ni à diriger des thèses portant sur le Coran. La décision fut prise en arguant du fait qu’al-Khûlî était nommé à la Chaire de littérature égyptienne depuis le 6 octobre 1946 et qu’il n’était donc pas censé enseigner ou diriger des travaux en études coraniques(61). Tous les étudiants d’al-Khûlî en études coraniques furent orientés vers d’autres directeurs de thèse. Il poursuivit son travail de professeur d’Université, autorisé à enseigner seulement la grammaire, la rhétorique et la littérature arabe. Quelques années plus tard, en 1954, al-Khûlî fut muté ainsi qu’une quarantaine d’autres professeurs d’Université vers des postes non-enseignants. Ironie de l’histoire, la décision fut prise par le nouveau régime militaire du Mouvement des Officiers Libres (Harakat al-dubbât al-ahrâr) pour débarrasser l’Université de la corruption.

Ce n’est qu’après une trentaine d’années que al-’Aqqâd décida de publier son grand ouvrage Yawm al-dîn wa al-hisâb fî al-qur’ân (Le Jour du Jugement dans le Coran), rédigé sous la direction d’al-Khûlî à peu près à la même période que la thèse de Khalafallah. Dans l’introduction, il expliqua pourquoi il avait été réticent à publier ce travail plus tôt, au vu des difficultés académiques causées par l’incompréhension et l’étroitesse d’esprit manifestées par les réactions de l’opinion publique face à l’approche littéraire du Coran dans les années quarante. Il expliqua que peu de lecteurs étaient alors capables d’accepter que l’on intègre la linguistique, la critique littéraire, la sociologie et la psychologie dans les études coraniques. Ces difficultés l’avaient dissuadé de publier sa thèse à ce moment-là, mais les encouragements de collègues et d’amis lui donnaient l’impression qu’il devenait maintenant possible de la publier(62).

Ce que ’Ayyâd ne dit pas, c’est qu’à la fin de sa maîtrise, il avait dû se plier à une décision de l’Université prise après le débat houleux autour de la thèse de Khalafallah. Il avait le choix entre continuer les études coraniques sous la direction d’un autre professeur et continuer de travailler avec Amîn al-Khûmî, mais dans une autre discipline que les études coraniques. ’Ayyâd était, comme la plupart des étudiants de al-Khûlî, si attaché à son professeur qu’il préféra la deuxième option(63).

Khalafallah obtint aussi son doctorat deux ans plus tard avec une autre thèse intitulée Abû al-Faraj al-Asfahânî wa kitâb al-aghânî. Il enseigna à l’Institut Supérieur d’Etudes Arabes (al-ma’had al-’âlî li-l-dirâsât al-’arabiyya), un organisme affilié à la Ligue Arabe (Jâmi’at al-duwal al-’arabiyya)(64). Sa thèse, al-fann al-qasasî (L’art du récit) connut cinq ré-impressions rien qu’au Caire (1953, 1957, 1965, 1972 et 1999). Il publia aussi plusieurs autres livres dont ses deux thèses : Jadal alqu’rân et Abû al-Faraj al-Asfahânî wa kitâb al-aghânî(65).

La Chaire d’études coraniques du Département de Langue et Littérature Arabe demeura vacante jusqu’en 1972, date à laquelle l’auteur de cet article obtint son diplôme et fut nommé assistant. Par décision du Conseil du département approuvée par le Conseil de Faculté, l’assistant nouvellement nommé prit les études coraniques comme principal champ de recherche pour son magistère comme pour sa thèse. En 1981, il obtint son doctorat et fut nommé professeur assistant. Il fut promu professeur associé en 1987 et au grade de professeur d’Université en 1995. Parce que la méthodologie adoptée dans son travail académique était en continuité avec la méthode littéraire, il fut confronté à des problèmes plus sérieux encore que ceux dont nous avons parlé jusqu’ici. En 1993, alors que le processus pour sa promotion comme professeur d’Université était en cours, des rumeurs commencèrent à courir qualifiant ses écrits dl’hérésie et d’apostasie. Ces accusations, qui répétaient presque littéralement celles formulées jadis contre la thèse de Khalafallah parvinrent jusqu’au tribunal égyptien pour les questions familiales. Des avocats islamistes fanatiques eurent recours à cette instance pour annuler le mariage du chercheur avec son épouse, arguant de ce qu’un homme non-musulman n’est pas autorisé à épouser une musulmane. Khalafallah avait eu plus de chance simplement parce qu’il était encore célibataire au moment de la rédaction de sa thèse. S’il avait été marié, il aurait été affronté à un verdict similaire à celui qui déclara l’auteur apostat, le 14 juin 1994, et décida par conséquent que son mariage devait être annulé. Voici les attendus du jugement de la Cour :

1. Dans ses livres, l’auteur a nié l’existence réelle de certaines créatures comme les anges et les djinns dont parle le Coran ;
2. Il a qualifié de mythiques certaines descriptions coraniques du paradis ou de l’enfer ;
3. Il a décrit le texte du Saint Coran comme un texte humain ;
4. Il a préconisé l’usage de la raison pour expliquer les concepts dérivant de la lecture littérale du texte du Coran afin de les remplacer par des concepts modernes, plus humains et progressistes ; il applique plus particulièrement sa méthode d’interprétation rationnelle aux textes relatifs à l’héritage, à la femme, aux chrétiens et aux juifs (ahl al-dhimma) et aux femmes esclaves.

Il paraît évident dans les controverses que nous avons évoquées que l’approche littéraire souffre de l’absence de renouvellement de la théologie elle-même. La théologie hanbalite dominante tient très fermement au dogme du Coran parole éternelle de Dieu. La distinction faite autrefois entre les aspects temporels et les aspects éternels de la parole de Dieu semble avoir disparu du champ de la théologie musulmane moderne. L’approche littéraire s’en trouve fragilisée, car plus facilement susceptible d’être condamnée. Il est même plus facile de monter l’opinion publique contre les chercheurs qui l’adoptent. Le peuple est facilement convaincu que l’approche littéraire représente non seulement une menace, mais ne peut que causer de sévères dommages à la foi en la divinité du Coran. Or il n’est pas du tout dans l’intention de l’approche littéraire de porter atteinte au Coran ni même de mettre en question sa nature divine et sainte. Sa position est que les textes religieux, même divins et révélés par Dieu, sont historiquement déterminés et culturellement structurés.

En tant que message révélé par Dieu aux hommes par l’intermédiaire du Prophète Muhammad, messager de Dieu et être humain lui-même, le Coran représente un modèle de communication avec un émetteur et un récepteur, à travers le code d’un système linguistique. Dans la mesure où l’émetteur, dans le cas du Coran, à savoir l’auteur divin, ne peut pas être l’objet d’une étude scientifique, il est naturel que l’introduction scientifique à l’analyse du texte coranique se fasse à travers la culture et la réalité de son contexte. “Réalité” signifie ici les conditions socio-politiques qui constituaient le cadre de vie de ceux à qui le texte fut originellement adressé — y compris le premier récepteur du texte, le Prophète. “Culture” en revanche représente le monde conceptuel incarné dans le langage dans lequel le Coran a pris corps. En ce sens, commencer l’analyse du texte coranique par la culture et la réalité de son contexte ne signifie pas autre chose que de partir de faits empiriques. Par l’analyse de tels faits, une compréhension scientifique du Coran peut être mise en oeuvre. Cela est bien compréhensible. Est-il besoin de davantage de preuve pour dire que le Coran est un produit culturel ? La question porte davantage sur l’articulation entre le fait que le Coran est un produit culturel et la conviction qu’il est de nature divine, en tant que texte révélé par Dieu.

Voilà précisément une question théologique, qui rappelle le très ancien débat surgi à propos de la nature du Coran dans la théologie classique. Le Coran est le Verbe de Dieu. Il n’est pas de désaccord sur ce point entre musulmans à travers les siècles. Ce qui fit débat en revanche était de savoir si le Coran était éternel ou bien temporel et créé. La question provoqua des disputes ardentes, et même la persécution et l’élimination physique des adeptes de l’une ou l’autre position. Il y eut une grande inquisition et persécution (mihna) de ceux qui optèrent pour l’éternité du Coran durant la première moitié du troisième siècle de l’Hégire. Le débat commença même plus tôt, et les premiers partisans de la temporalité du Coran furent les premières victimes. C’était dans le contexte d’un nouveau courant de pensée, qui commença à émerger en réponse à la théologie politique des Omeyades qui insistaient sur la croyance en la prédestination pour légitimer leur pouvoir politique. Trois penseurs furent exécutés pour s’être opposés à la prédestination et pour avoir souligné le libre arbitre, et de ce fait la responsabilité humaine. Ils considéraient tous trois la justice comme l’un des attributs de Dieu, ce qui devint un point essentiel du système mutazilite. Ces trois personnes se nommaient Ma’bad al-Juhnî (80/723), Ghaylân al-Dimashqî (99/742) et al-Ja’d b. Dirham (120/764). On ne connaît pas davantage leur pensée, sauf pour al-Ja’d dont on dit qu’il affirmait que le Coran, Verbe de Dieu, n’est pas éternel mais créé. On raconte aussi que des théologiens chrétiens auraient influencé les trois penseurs.

Parce que le développement de leur argumentation nous manque, quelque spéculation est possible à partir de l’information objective très limitée dont nous disposons. Concernant la nature de la parole de Dieu, al-Ja’d a pu penser que la dire éternelle était en contradiction avec la doctrine de l’absolue unité de Dieu. Il aurait alors fallu maintenir que la parole de Dieu est créée. Avec la justice de Dieu et la responsabilité humaine, la temporalité de la parole de Dieu devint un autre point essentiel du système mutazilite.

Depuis le troisième siècle de l’Hégire (neuvième siècle de l’ère chrétienne), le concept d’éternité du Coran s’est développé comme le dogme du courant dominant. Le débat intellectuel concernant la nature du Coran au 2ème siècle de l’Hégire (8ème siècle après JC) fut interrompu par une décision politique qui favorisa l’orthodoxie contre l’hétérodoxie. Avec la ré-ouverture du débat à l’époque moderne, il importe de distinguer entre les deux courants de pensée sus-mentionnés. Il est très important de considérer leurs théories respectives sur l’origine du langage et la relation entre langage et réalité d’une part, et la signification de telles théories ( ou la question qui nous préoccupe de la nature du Coran ) d’autre part.

Les points de vue mutazilites sont davantage marqués par le rationalisme. Leur analyse du rapport entre l’homme, le langage et le livre saint est centrée sur l’homme en tant qu’il est le destinataire du texte, et sur la société humaine parce que c’est à elle que ses enseignements sont destinés. Le langage est une invention humaine puisque relier un son à une signification est le fruit d’une convention humaine. Le langage ne se réfère jamais directement à la réalité, mais celle-ci est d’abord conceptualisée, puis symbolisée par le système des sons. Chez les Arabes par exemple, comme dans tout langage, il y a des mots qui n’ont pas de référent dans la réalité : un mot comme ’anqâ’ (correspondant au français phénix) ne se réfère à aucune réalité existante. Les mutazilites ont ainsi vu le Coran comme créé et non comme l’expression verbale éternelle de Dieu. Dans le langage coranique, la relation entre le signifiant et le signifié n’existe aussi que par convention humaine. Il n’y a rien de divin dans cette relation. Les mutazilites insistaient pour dire que le langage est une production humaine au sein d’une culture historique, et que la parole divine a respecté les règles et les formes du langage humain. Pour eux, il y a là un pont entre la raison humaine et la parole divine.

Les anti-mutazilites de leur côté avaient une compréhension différente du langage en général et de la parole de Dieu en particulier. Pour eux, le langage n’est pas une invention humaine, mais un don divin fait à l’homme. Si le référent n’existe pas dans le monde réel, il doit exister dans la réalité métaphysique. Les anti-mutazilites s’appuient ici sur quelques versets du Coran qui, pris litéralement, pourraient soutenir leurs affirmations sur la divinité du langage (Coran 2,31). Les mutazilites font bien entendu une interprétation métaphorique de ces versets(66). Quant à la relation entre le signifiant et le signifié, pour les orthodoxes, c’est Dieu qui l’établit lui-même. Elle est donc divine. Leur conclusion logique est que la parole de Dieu n’est pas créée, mais l’un de ses attributs éternels.

Il est intéressant de noter que le choix en faveur de l’un ou de l’autre courant a des conséquences importantes sur d’autres points de doctrine théologiques. Croire que le Coran est éternel implique par exemple que Dieu a prévu chacun des événements mentionnés dans le livre saint ; cela conduit à l’idée d’une prédestination absolue des actes humains par Dieu. Celui qui rejette l’idée de prédestination ne peut que croire à la création du Coran. Pour citer encore un autre exemple, ceux qui défendent la doctrine de l’absolue unité et unicité de Dieu (al-tawhîd) en son sens le plus strict nient l’existence d’un Coran incréé qui soit de toute éternité avec Dieu. La notion de Coran éternel conduit à une adhésion stricte au sens littéral du texte(67).

La seconde question posée par l’approche littéraire touche à la validité du Coran par delà le temps et l’espace, c’est-à-dire sa validité comme message adressé à tous les êtres humains, quelles que soient leur langue, leur culture ou leur ethnie. Comment une compréhension du Coran comme produit culturel peut-elle s’accorder avec sa validité entière dans le temps et dans l’espace ? Cette question nous ramène à une autre dimension de l’approche littéraire qui est toujours délibérément ignorée par ses détracteurs. C’est précisément la dimension de l’i’jâz fortement soulignée par Tâhâ Husayn, Amîn al-Khûlî, Khalafallah et leurs disciples. Etre un produit culturel n’est qu’un des aspects du texte, l’aspect de son émergence comme texte. L’autre aspect est que le Coran est devenu le vecteur d’une nouvelle culture. Pour le dire autrement, le Coran comme texte a d’abord émergé du sein d’une réalité socio-culturelle spécifique ; il a pris corps dans un système linguistique particulier, la langue arabe. Dans un deuxième temps, il a progressivement donné naissance à une nouvelle culture(68). Le fait que le texte coranique ait été compris et ait suscité l’adhésion a eu des conséquences irréversibles pour sa culture.

Parler du Coran comme d’un message pointe le fait que, tout en étant incarné dans le système linguistique arabe, le texte coranique a ses propres spécificités. De façon unique, il utilise des combinaisons linguistiques dynamiques bien spéciales qui produisent son message dans ce qu’il a de tout à fait particulier. Ces particularités étaient reconnues par les Arabes et admirées même par ceux qui combattaient son message. Le concept d’absolue inimitabilité du Coran (i’jâz) a émergé à la fois de ces particularités et du défi lancé aux Arabes par le Coran lui-même de produire un texte qui soit semblable ne serait-ce qu’au plus court de ses chapitres.

Il sera pourtant toujours nécessaire d’analyser et interpréter le Coran à l’intérieur du milieu contextuel dans lequel il s’origine. Le message musulman n’aurait eu aucun effet si le premier peuple qui l’a reçu n’avait pas pu le comprendre. Ils n’ont pu le comprendre qu’au sein de leur horizon socio-culturel. Mais à cause de la façon dont ils l’ont compris et dont ils ont mis ce message en pratique, leur société a changé. La manière dont la première génération des musulmans et celles qui l’ont suivie ont compris le Coran n’est en aucun cas finale ou absolue. Les combinaisons dynamiques linguistiques particulières au texte coranique donnent lieu à des possibilités infinies de compréhension. Dans ce processus, la signification dans le contexte socio-culturel d’origine ne doit pas être ignorée ou simplifiée, parce que ce niveau de sens est vital pour orienter vers la signification fondamentale implicite du texte. Connaître l’orientation du sens aide à passer du sens à sa signification dans le contexte socio-culturel présent. Cela permet aussi à l’interprète de discerner de manière correcte et efficace ce qui est historique et temporel et n’est pas porteur de signification dans le contexte nouveau. De même que l’interprétation est le pendant nécessaire du texte, une fois le Coran décodé à la lumière de son contexte historique, culturel et linguistique, il aura à être recodé selon le code culturel et linguistique du milieu de l’interprète. Autrement dit, la structure sémantique profonde du Coran doit être reconstituée à partir de sa structure de surface ; la structure profonde doit être alors ré-écrite à partir d’une autre structure de surface, celle d’aujourd’hui.

Cela entraîne une diversité d’interprétations, parce que le processus infini d’interprétation/réinterprétation ne peut qu’évoluer avec le temps. C’est d’ailleurs nécessaire, sans quoi le message perdrait sa saveur et le Coran risquerait de devenir — ce qu’il est actuellement — objet de manipulations politiques et autres. Dans la mesure où le message de l’islam est considéré comme pertinent pour tout être humain, quels que soient son époque ou son pays, la diversité d’interprétation est inévitable. Mais l’interprétation sera d’autant plus juste qu’on aura conscience de la différence entre le “sens” dans le contexte originel et la “signification”, et de la nécessité que la signification soit clairement et rationnellement liée au sens. Le sens est quasiment fixe du fait de son historicité, alors que la signification est changeante. L’interprétation n’est valide que pour autant qu’elle n’enfreint pas les règles méthodologiques sus-mentionnées par désir de rejoindre des conclusions idéologiques pré-établies. Le texte est historique bien que d’origine divine, mais l’interprétation est absolument humaine.

Qu’est-ce qui freine le développement d’une théologie musulmane moderne, renouvelée, qui apporterait quelques soubassements à l’approche littéraire du Coran ? Muhammad ’Abduh a tenté dans son Traité de l’Unicité (Risâlat al-tawhîd) d’inaugurer une théologie moderne, mais avec une méthode éclectique, ni vraiment critique, ni vraiment créative. Il tenta de tirer du discours théologique classique ce qu’il considérait comme le “meilleur” et le plus “fructueux” pour les musulmans modernes. Il essaya d’articuler des doctrines d’écoles théologiques différentes et d’en faire la synthèse sans mesurer que ces éléments pouvaient entrer en conflit les uns avec les autres. Comme nous l’avons déjà dit, chaque doctrine choisie véhicule avec elle un certain nombre d’implications logiques. ’Abduh voulait par exemple marier la doctrine mutazilite de la justice divine (al-’adl) avec la doctrine asharite de l’unicité divine (al-tawhîd). Dans l’incapacité de formuler la contradiction et le conflit qu’il y a entre les deux doctrines du fait de leur lien à deux systèmes théologiques différents, il resta dans le vague quant à savoir laquelle des deux doctrines serait la meilleure et la plus fructueuse sur la question de la nature du Coran. Dans la première édition de son Traité, ’Abduh adopte en effet la position mutazilite du Coran créé, mais revient dans la seconde édition à la position asharite(69). Etait-ce par peur de s’affronter à la majorité la plus influente des théologiens d’al-Azhar, ou bien est-ce la conviction de l’imâm qui avait changée ? Personne ne peut le dire de façon certaine. Ce qui est certain en revanche, c’est que la brêche politiquement close depuis le neuvième siècle doit être ré-ouverte. Le problème n’est pas d’être enfermé dans le contexte classique, même s’il est nécessaire d’en faire une analyse critique selon la devise d’al-Khûlî concernant la première étape vers un renouveau. Le savoir moderne a développé toutes les disciplines bien au-delà de ce qu’elles étaient à l’âge d’or de la théologie musulmane. Dans le domaine de l’analyse textuelle, dans des disciplines comme la sémantique, la sémiotique ou l’herméneutique, la méthodologie moderne n’a plus rien de comparable avec ce qui a été mis en oeuvre dans l’histoire de la pensée musulmane. Là se trouve le vrai défi pour la nouvelle théologie : avancer d’une manière qui permettra d’intégrer l’étude littéraire du Coran.


Notes :

1 Cf Abûal-Fath Muhammad b. al-Qâsim Shahrastânî, al-milal wa al-nihal, qui se distingue de Ibn Hazm, al-fisal fî al-mihal wa al-ahwâ’ wa al-nihal, Le Caire, non daté, volume 1, p 64 ; al-Khayyât, alintisâr fî al-radd ’alâ Ibn Râwindî, Neiburg, Beyrouth, 1957, pp 28-29.
2 Rasâ’il al-Jâhiz, Le Caire, 1965, volume 1, p 262, traduction de Larkin, op. cit., p 33. Pour plus de détails, voir mon ouvrage Al-ittijâh al-’aqlî fî al-tafsîr (L’exégèse rationnelle du Coran), Beyrouth, 1998 (4ème édition), pp 71-82.
3 ” … ma’ânî matrûhat fî al-tarîq ya’rifu-hâ al-’arabiyyu wa al-’ajamiyyu wa al-badawiyyu wa alqarawiyyu “, Kitâb al-hayawân, Ed. ’Abd al-salâm Muhammad Harûn, Le Caire, 1966 (2ème édition), volume 3, p 131.
4 Al-Qâdî ’Abd al-Jabbâr, Al-mughnî fî abwâb al-tawhîd wa al-’adl, Editions Amîn al-Khûlî, volume 16, Le Caire, 1380/1960, p 197.
5 Cf I’jâz al-qur’ân, relativement proche de Al-itqân fî ’ulûm al-qur’ân de al-Suyûtî, Ed. A. Saqr, Le Caire, 1370/1952, 3ème édition, volume 1, pp 43-44.
6 Ibid., pp 150-154.
7 Ibid., volume 11, p 169.
8 On trouve une traduction anglaise (pas toujours très satisfaisante) chez Arthur Jeffery, Islam : Muhammad and his Religion, The Liberal Arts Press, New York, The Library of Religion Series, n°6, pp 55-57.
9 Al-mughnî…, op. cit., p 200.
10 Ibid., p 247, 264, 322 sq.
11 Cf Abu Deeb, op. cit., pp 59-61.
12 Dalâ’il i’jâz al-qur’ân al-karîm, Editions Mahmûd Muhammad Shâkir, Le Caire, 1984, pp 40-41.
13 Ibid., pp 8-9.
14 Ibid., p 10.
15 Ibid., p 8.
16 Ibid., p 41.
17 Ibid., p 32.
18 Ibid., pp 8-9.
19 Re-publié récemment au Caire, en 1993. Voir aussi Albert Hourani, Muslim Thought in Liberal Age, Cambridge, 1983, pp 122-123.
20 Al-a’mâl al-kâmila, Editions Muhammad ’Amâra, Beyrouth, 1972-1974, volume 5, pp 201 sq.
21 Cité et traduit en anglais par J.G. Jansen, The Interpretation of the Qur’ân in Modern Egypt, Leyde, 1974, p30.
22 Al-a’mâl al-kâmila, op. cit., volume 5, pp 30 sq.
23 Pour davantage de détails concernant l’opinion de M. ’Abduh sur les récits du Coran, voir dans Tafsîr al-manâr, volume 1, pp 19-21, 210-211, 215, 229-230, 233-234, 271 ; volume 3, pp 47-48 ; volume 4, pp 7, 42, 92-93.
24 Ibid., volume 9, pp 506-511.
25 Fî al-shi’r al-jâhilî, Le Caire, 1926 (première publication), ré-édition de 1995, Le Caire, pp 20-26.
26 Ibid., pp 33-35. C. Snouck Hurgronje est le premier à avoir étudié dans leur ordre chronologique tous les versets coraniques qui parlent d’Abraham. Il conclut que c’est à l’occasion de sa controverse avec les juifs que Muhammad déclara que le Patriarche de l’Ancien Testament était un tenant du monothéisme pur (hanîf) et le premier des musulmans. Ce n’est donc qu’après l’Hégire que la prédication coranique affirma qu’Abraham et Ismaël étaient les ancêtres des Arabes, construisirent la Ka’aba et initièrent les cérémonies du pèlerinage. Ce n’est qu’à ce moment-là qu’Abraham -toujours selon Snouck Hurgronje- devint le plus important précurseur du prophète arabe : l’islam pouvait alors prétendre, comme pur monothéisme déjà propagé par Abraham, à l’antériorité sur le judaïsme et sur le christianisme. La théorie de Hurgronje fut critiquée par Edmund Beck qui relève que, dans trois sourates de la troisième période mecquoise (14,35-41 ; 16,120-123 ; 6,79 et 161), Abraham joue déjà le rôle caractéristique de la période médinoise. Cette thèse de Snouck Hurgronje acquis une plus grande notoriété par la mention qu’en fit A.J. Wensinck dans un supplément à l’article ” Ibrâhîm ” de la première édition de l’Encyclopédie de l’Islam. Elle provoqua débats et dénégations, notamment de la part de musulmans après la parution du premier volume de la traduction arabe de l’Encyclopédie de l’Islam (E.I.1). Il est bien évident que la divergence d’opinion entre musulmans et non-musulmans sur les histoires coraniques en général -et la figure d’Abraham en particulier- ne pourra être résolue : ” Les premiers considèrent qu’Abraham était véritablement à La Mecque où il a construit la Ka’aba avec Ismaël et propagé la pure foi monothéiste. Les non-musulmans voient cela simplement comme une légende religieuse. Au stade actuel du dialogue, il ne peut pas y avoir de réconciliation des deux points de vue. ” (R. Paret, ” Ibrâhîm “, E.I.2, volume III, pp 980-981)
27 La version complète des actes du procès a été ré-imprimée dans un numéro spécial du mensuel Al-Qâhira, n° 195, février 1996, pp 450-462.
28 Le premier volume, Fajr al-islâm, parût en 1928 ; le second, Dhuha al-islâm, en 1933 ; etc.
29 Parmi d’autres ouvrages, il a écrit deux livres sur la vie du Prophète : Fî manzil al-wahyy en 1937 et Hayât Muhammad en 1953.
30 Jabal Muhammad Buaben, Image of the Prophet Muhammad in the West -A Study of Muir, Margoliouth and Watt, The Islamic Foundation, Leicester, 1417/1996, p 317.
31Cf Manâhij al-tajdîd fî al-nahû wa al-balâgha wa al-tafsîr wa al-adab, ouvrage dans lequel il a rassemblé les articles expliquant les bases de sa méthode, ainsi que quelques autres expliquant les principes du tajdîd.
32 Ibid., p 219.
33 Ibid., pp 185, 195 et 265.
34 Ibid., pp 82, 128 et 180.
35 Ibid., p 143.
36 Ibid., p 188.
37 Ibid., pp 97-98 et 124-125.
38 Cf la contribution de Muhammad Nurkulisdans le même volumesur la méthodologie d’al-Khûlî. Voir aussi J.G. Jansen, The Interpretation of the Qur’ân in Modern Egypt, op. cit., pp 65-67.
39 Cf Sayyid al-Bahrawî, Al-bahth ’an al-manhaj fî al-naqd al- ’arabî al-hadîth (La recherche d’une méthodologie en critique arabe moderne), Le Caire, 1993. L’ouvrage reprend essentiellement et de façon critique quatre livres de référence : al-Diwân (1920), Fî al-shi’r al-jâhilî (1926), Muqaddima Prometheus Talîqqan (L’introduction à la traduction arabe du Prométhée de Shelly) (1946) et Fî althaqâfat al-misriyya (Beyrouth, 1955).
40 Manâhij …, op. cit., pp 144, 175, 182 et 189.
41 Ibid., p 185.
42 C’est le titre de l’un des livres d’al-Khûlî, publié d’abord au Caire en 1366/1947.
43 Manâhij…, p 203-204.
44 Al-fann al-qasasî fî al-qur’ân al-karîm, Le Caire, 1972 (4ème édition), p 14.
45 Ibid., p 15.
46 Ibid., p 17.
47 Ibid., pp 2-5.
48 Ibid., p 6.
49 Ibid., p 56. La référence classique sur cette question est al-Qazwînî, Sharh al-talkhîs.
50 Ibid., p 57
51 Ibid., pp 60-63.
52 Ibid., pp 37-40.
53 Ibid., pp 40-41.
54 Al-fann al-qasasî, op. cit., pp d&h.
55 Ibid.
56 Cf Kâmil Sa’fân, Hajma ’almâniyya jadîda wa muhâkamat al-nass al-qur’ânî, Le Caire, 1994, pp 11-15.
57 Pour plus de détails sur ce sujet, voir Yvonne Haddad, Contemporary Islam and the Challenge of History, New York, 1982, 4ème chapitre, notamment pp 51-53.
58 Cf Jacques Jomier, op, “Quelques positions actuelles de l’exégèse coranique en Egypte révélées par une polémique récente – 1947-1951″, Mélanges de l’Institut Dominicain d’Etudes Orientales du Caire MIDEO 1, (1954), 39-72, p 71.
59 Ibid., p 44. Une référence précise est donnée à une traduction arabe des ouvrages d’Henry Smith, The Bible and Islam, publiée à New York en 1897, et Richard Bell, The origin of Islam and its Christian environment, publié à Londres en 1926.
60 Akhbâr al-Yawm, hebdomadaire égyptien, a publié dans ses numéros des 25 octobre, 1er et 8 novembre 1947 des contributions d’al-Khûlî où il persiste à défendre la thèse de son étudiant et la liberté de recherche académique en général. Il écrira encore l’introduction à la troisième édition de Al-fann al-qasasî (Le Caire, 1965) moins d’un an avant sa mort.
61 La décision fut prise en réponse à une question, sur ce cas et sur la position de l’Université, posée par un député au Premier Ministre. Cf Sa’fân, op.cit. p 38.
62 Yawm al-dîn wa al-hisâb, Le Caire, 1980, p 5.
63 Sa thèse de doctorat porta sur la poétique d’Aristote et son influence sur la rhétorique arabe (Kitâb al-shi’r li-Aristû wa athâru-hu fî al-balâgha al-’arabiyya).
64 Khalafallah était engagé dans le Mouvement Nationaliste Arabe qui connût son heure de gloire en Egypte sous Nasser. Son orientation politique nationale était colorée par une idéologie sociale particulière (le socialisme arabe ou islamique). Il fut l’un des fondateurs du Parti de la Collaboration Nationale Progressiste Unioniste (Hizb al-tajammu’ al-watanî al-taqaddumî al-wahdawî, plus connu sous le nom de Hizb al-Tajammu’) créé en Egypte après la réintroduction de la démocratie dans les années soixante-dix. Il fut membre du Comité central du Parti jusqu’à sa mort
65 1- Dîrâsât fî al-maktaba al-’arabiyya (Etudes de bibliographie arabe) ; 2- Ahmad Fâris al- Shidyâq wa ârâ’u-hu al-lughawiyya wa al-adabiyya (La pensée liguistique et littéraire d’Ahmad Fâris al-Shidyâq) ; 3- Al-Kawâkibî : hayâtu-hu wa ârâ’u-hu (La vie et l’oeuvre d’al-Kawâkibî) ; 4- Al-Sayyid ’Abdullâh al-Nadîm wa mudhakkirâtu-hu al-syâsiyya (Mémoires politiques d’al-Sayyid ’Abdullâh al- Nadîm) ; 5- ’Alî Mubârak wa âthâru-hu (Les Ecrits de ’Alî Mubârak) ; 6- Al-qur’ân wa mushkilat hayâti-nâ al-mu’âsira (Le Coran et les problèmes de la vie contemporaine) ; 7- Muhammad wa alquwwa al-mu’ârida fî makka (Muhammad et ses opposants à La Mecque ; 8- Al-qur’ân wa al-dawla (Le Coran et l’Etat), Beyrouth, 1972 (2ème édition) ; 9- Mafâhim qur’âniyya (Concepts coraniques), Koweit, 1984 ; 10- Al-qur’ân wa ’ulûmu-hu & Al-hadîth wa ’ulûmu-hu (Les sciences du Coran & Les sciences du hadîth), Tunis, non datés.
66 Cf Nasr Hâmid Abû Zayd, Al-ittijâh al-’aqlî fî al-tafsîr (L’exégèse rationnelle du Coran), op.cit., pp 70-82.
67 J.R.M. Peters, God’s Created Speech, Leyde, 1976, p 3.
68 Nasr Hâmid Abû Zayd, Mafhûm al-nass : dirâsa fî ’ulûm al-qur’ân (Le concept de texte : étude de sciences coraniques), Beyrouth, 1998 (5ème édition), pp 13 sq.
69 Risâlat al-tawhîd (Traité de l’Unicité), Editions Mahmûd Abû Rayyah, Le Caire, 1977, pp 13 et 52.