La Tradition arabe entre l’idéologie et l’épistémologie








La Tradition arabe entre l’idéologie et l’épistémologie

Nasr Hamid Abu Zaïd



Pourquoi lorsqu’on cite la " tradition " (Turath), il vient à notre esprit la " religion " ou la pensée religieuse en général et la pensée islamique en particulier ? Cette question représente une partie du problème auquel nous sommes confrontés. L’autre question qui représente l’autre partie consiste dans ceci : pourquoi l’obsession de la " tradition " nous est-elle persistante et fait de nous la communauté la plus attachée au passé à chaque fois qu’il y a une crise ou une urgence ? Si le progrès indique l’avenir et le mouvement, la " tradition " désigne le passé et l’inertie comme si l’être arabe était condamné à avoir les pieds qui cheminent vers l’avant et la tête se tourne constamment vers l’arrière. Il ne réalise guère le progrès aspiré et ne se contente point de la vie héritée de ses prédécesseurs. Le problème qui persiste : comment réaliser le progrès tout en restant fidèle à la " tradition " ?

La tradition - qui a été réduite dans la religion de l’Islam - s’est transformée en identité dont l’abandon représente une tombée dans le nihilisme et la perte. Elle est devenue l’organe qui exprime notre authenticité et notre originalité dans l’histoire de l’humanité, alors que le " progrès " est conditionné par la compréhension et l’appropriation de ce que la raison humaine avait réalisé dans le domaine de la connaissance scientifique et technologique. Ce qui signifie apprendre de l’autre qu’on avait tendance à qualifier d’impérialiste, colonialiste et exploiteur de nos richesses et nos terres.

Cette situation complexe qui marque notre rapport à l’autre [l’Occident] est radicalement différente du rapport que nos prédécesseurs ont entretenu avec l’héritage culturel humain. Si l’Islam avait bien saisi et inclus l’héritage antécédent et l’a soumis à ses propres techniques et approches, les musulmans d’hier ont réussi à inclure l’héritage culturel des autres nations et civilisations avec efficacité transformant cet héritage une partie intégrante de la Raison islamique. Cependant il est nécessaire de souligner que la " Raison islamique " dont on parle n’est pas un système de pensée unique et homogène - comme certains laissent croire -, mais un ensemble de systèmes réflexifs différents dans la conception et le dessein reflétant le pluralisme social, racial et culturel de la structure des sociétés vivant dans l’aire géographique et culturelle de l’Islam.

Comme on a réduit la " tradition " dans " l’Islam ", on a aussi relié la civilisation moderne avec l’une des dimensions constituant l’essence de " l’autre " : l’impérialiste, le colonialiste et l’agresseur ou bien le progressiste, le civilisationnel et l’instructeur. L’Islam a été, à son tour, réduit à l’une de ses dimensions : l’Islam l’ash’arite, le régressif et le dominateur ou bien l’Islam mu’tazilite, le philosophique et le progressiste marginalisé.

Il est nécessaire de réaliser une conscience scientifique et épistémologique autour de la tradition qui le positionne dans son véritable contexte historique et conçoit ses réalisations culturelles rajoutées au patrimoine de la civilisation humaine.

Une conscience scientifique réalisée autour de la civilisation moderne est vivement préconisée. Elle permet de concevoir ses racines, ses fondements et ses réalisations avec la nécessité de distinguer entre la réalisation intellectuelle et scientifique et les idéologies qui s’y trouvent impliquées.

(...)

Les lois de produire le savoir dans la culture arabe ont été formulées en fonction du pouvoir du " Texte " de la tradition. Le rôle de la raison a été réduit à une simple rumination des textes et production permanente de leurs vérités inhérentes. Le Coran représente, dans la culture arabo-musulmane, le " Texte " fondateur par excellence qui a engendré le texte de la tradition orthodoxe de l’Islam (Sunna). Ce dernier a été transformé par le jurisconsulte El Chafi’i (8ème siècle) du texte " commentateur " du " Texte coranique " au texte " législateur ". Des deux textes (Coran et Sunna), le " consensus " (Ijma’) apparaît comme texte législateur se basant sur leurs recommandations pratiques, éthiques et sociales. Puis le raisonnement par analogie (qiyass) est venu pour canoniser la façon de produire et formuler les textes. Si nous prenons la jurisprudence comme le seul témoin de la domination des textes formulés dans la culture arabo-musulmane, nous réalisons que l’ère de la domination de l’imitation et des textes mimiques a débuté au 9ème siècle (milieu 4ème siècle de l’hégire). Dans l’ère de la reproduction et l’imitation (‘asr el taqlid), les paroles et les législations des Oulémas sont devenues des textes fixés et incontestables. Elles sont devenues l’espace du commentaire monotone et incessant. La production d’une œuvre (dans la jurisprudence, l’orthodoxie, la théologie...) n’était qu’une façon de reproduire l’original, perpétuer sa domination cognitive et radicaliser sa vision et sa perception des choses.. En d’autres termes, l’unification entre la " religion " et la " tradition " a provoqué la sacralisation de la tradition et sa transformation du second texte (le texte en tant que commentaire) au premier texte (le texte originel). Le rôle de la raison était seulement de répéter inlassablement le contenu des textes. Cette façon d’envisager la tradition a conduit vers la stagnation de la culture arabe qui, à son tour, a contribué dans le marasme de la réalité du monde arabe producteur de cette culture.

Si la généralisation de la " religion " ou bien le pouvoir impérieux des textes a provoqué l’amenuisement de la " tradition " et sa transformation en tradition religieuse uniquement, le mécanisme de " production des textes ", quant à lui, est responsable de rendre la tradition religieuse l’unique cadre de référence de la raison arabe. Plusieurs facteurs ont permis de radicaliser et de renforcer ce mécanisme de production, à savoir le facteur interne qui consiste dans " le marasme du monde arabe " d’hier et d’aujourd’hui (socialement, politiquement, économiquement et culturellement) et le facteur externe qui se résume dans la complexité du rapport entre la culture arabe et les autres cultures.

Ce qui est étonnant pour chaque observateur érudit, c’est que le pouvoir politique dans le monde arabo-musulman - le signe de mouvement et de changement - n’a jamais été alterné en fonction du choix pacifique. Depuis que le monde arabe a connu l’idée de " l’Etat ", ce dernier n’a jamais été séparé du concept de " tribu " (Tribalisme) que rarement. La lecture d’Ibn Khaldoun de l’histoire arabe confirme cette ambiguïté entre les deux notions. Bien que le principe de " Choura " (consultation collective) a été interprété comme principe indiquant la " démocratie ", il ne se dissocie guère du concept de " Etat-Tribu " qui consacre la domination et l’accès au pouvoir par la force. Nous songeons en particulier aux guerres sanglantes depuis les Abassides, les Omeyyades et les Ottomans jusqu’aux conflits déchirant le monde arabe et les coups d’Etat comme le seul moyen pour protéger les intérêts tribaux et clientélistes.

La problématique du rapport à l’autre a fait de la tradition arabo-musulmane le seul cadre de référence pour toute cognition, pratique et conduite. La domination de la notion de " cadre de référence unidimensionnel " - la référence du Texte (el naql) face à la référence de la Raison (el aql) - dans les cultures indigènes des peuples des sociétés arabes et islamiques a permis à la tradition arabo-musulmane de s’approprier une référence unique et exclusive : le pouvoir des textes transmis. L’Orientalisme a traité notre culture d’un point de vue unidimensionnel, celui de l’Islam, et s’est fait une image qu’il avait exporté aux peuples arabes et islamiques selon laquelle nous sommes musulmans au niveau religieux et national et que le secret de notre régression, notre déclin et notre inculte est l’Islam.

El Tahtawi et Mohammed Abdou, quelle que soit la différence de leurs discours, acceptent, implicitement ou explicitement, l’image que l’autre avait formulé et exporté au " moi " arabo-musulman, dans le fait que la religion soit l’identité absolue et l’unique cadre de référence.

Tandis que le discours de la Renaissance (El Nahda), de Rifaa El Tahtawi jusqu'à Zaki Naguib Mahmoud, avait pratiqué le " renouveau " (el tajdid) sur une base utilitariste afin d’accepter la civilisation européenne qui avait exercé une fascination particulière chez Tahtawi et Mohammed Abdou, le discours réformiste (salafiste) avait pratiqué la même raison pour refuser cette civilisation et fonder l’Etat sur des bases strictement religieuses... En d’autres termes, si le discours de la Renaissance avait fait de la " tradition " un cadre de référence pour approuver le modernisme européen, le discours réformiste avait considéré ce modernisme - réduit dans le génie technologique - comme le seul cadre possible pour interpréter les textes religieux. Ces deux discours ont fabriqué une conscience factice qui escamote totalement l’instant temporel et historique, au point que l’être arabe vit dans une histoire qui n’est pas la sienne, qu’elle soit le passé de l’histoire européenne ou bien le passé glorieux de la tradition arabe. Il ne lui reste que la dépendance à l’Occident au niveau de la vie matérielle - importer la technologie - et la dépendance au passé de la tradition arabe au niveau intellectuel.

L’une des réalisations les plus importantes que le discours des Lumières avait réalisées est sa vision dynamique du passé et de la tradition. Bien qu’il classifie cette tradition dans la dimension du sentiment et des affectivités qui ne dépendent pas de l’analyse scientifique, il distingue, par ailleurs, entre le " rationnel et l’irrationnel ". Ce discours se met dans le territoire du " rationnel " contre le discours religieux et réformiste qui non seulement se met dans l’univers de l’irrationnel, mais le reproduit constamment dans notre culture et notre réalité. La partialité à l’égard du rationnel favorise le terrain à l’ancrage de " l’historicité de la tradition religieuse " qui débouche sur la désacralisation de cette tradition. Ceci permet de formuler toutes les problématiques possibles sans aucune crainte ou collusion apologétique. Il s’agit d’une " liberté " pleinement exercée au niveau de la pensée, du discours et de la pratique... l’exercice de la liberté dans la critique de la tradition s’avère indispensable dans le projet de la renaissance en vue de changer la structure de la raison de la " docilité " et la " passivité " au " questionnement critique " et la " production du savoir ". Telle est la condition "sine qua non" pour toute relance culturelle et civilisationnelle.