« Identité-monde » ou comment penser la commune destinée de l’humanité en ces temps de crise




« Identité-monde » ou comment penser la commune destinée de l’humanité en ces temps de crise

Par Awa Coumba Sarr

Le 16 mars 2007, quarante-quatre écrivains de langue française signaient dans les colonnes du journal Le Monde un manifeste intitulé : « Pour une littérature-monde en français ». Dans cet article ils plaident pour « l’émergence d’une littérature-monde en langue française consciemment affirmée, ouverte sur le monde » qui n’établirait plus de distinction entre une littérature française produite par des français de souche et une littérature francophone produite par des écrivains « d’Outre-France » pris entre plusieurs cultures. Pour ces signataires, cette distinction cache mal une conception centralisée de la littérature en langue française qui rejette dans les marges la littérature « francophone ». Pour les promoteurs de la littérature-monde en langue française la littérature « n’est pas compressible dans des frontières. » et son avènement « signe l’acte de décès de la francophonie que personne ne parle, ni n’écrit. »

Avec le débat sur l’identité nationale lancé en 2010 par un ministre chargé de l’immigration, de l’intégration et de l’identité nationale, force leur a été cependant de constater qu’il leur fallait remettre l’ouvrage sur le métier. De la même manière qu’ils avaient pris prétexte de l’attribution de cinq prix littéraires à l’automne 2007 à des écrivains d’Outre-France pour lancer le manifeste « pour une littérature-monde en français » une majorité des signataires vont donc, trois ans après la parution de cet article prendre prétexte du lancement de ce débat pour produire un recueil intitulé : Je est un autre : pour une identité-monde.

Poursuivant dans la droite ligne de l’article du monde, les auteurs discutent de l’exclusion des minorités et de la notion d’identité pour dénoncer le repli identitaire français et proposer le concept d’identité-monde. Si chronologiquement le débat a d’abord porté sur la problématique de la relégation au second plan de la littérature francophone par le milieu littéraire français avant de se focaliser sur celle de l’identité, il va s’en dire que cette dernière est plus fondamentale en ce qu’elle éclaire la première. 


Autrement dit, l’opposition identité française/ identité francophone précède et fonde l’opposition littérature française/littérature francophone. En se proposant de réfléchir sur le concept d’identité et en proposant celui d’identité-monde, les auteurs du recueil se donnent comme d’objectif de dépasser un débat étriqué pour embrasser un débat plus large, universel qui se propose de réfléchir sur la commune destinée de l’humanité dans un monde en profonde mutation.

Ce monde en mutation est traversé par plusieurs crises. La plus récente de ces crises est la crise économique et financière de 2008, la plus grave crise du genre que le monde ait connue depuis les années trente. Celle-ci avait été précédée d’une crise alimentaire fortement ressentie dans les pays pauvres et d’une crise énergétique mondiale encore en cours. Des crises sanitaires avaient été annoncées (SRAS, grippe aviaire etc.), finalement évitées mais non-définitivement écartées. A l’aube de ce nouveau millénaire le monde doit aussi faire face à d’autres crises d’une tout autre ampleur telles que les crises climatiques et écologiques. Parce que l’identité-monde pose que Je est un autre et que penser le moi revient à penser l’altérité, il est important d’étudier comment dans un monde fortement intégré ce concept d’identité-monde pourrait aider l’humanité à affronter ces défis et à en exploiter les opportunités s’il ya lieu. Nous présenterons tout d’abord les crises et défis majeurs auxquels le monde doit faire face ensuite nous étudierons le cas exemplaire du débat identitaire dans une France prise dans la tourmente de la mondialisation et à l’héritage de ses aventures coloniales. Enfin nous étudierons comment en ces temps de péril le concept d’identité-monde, pourrait permettre de surmonter ces problèmes.

1- Un monde Global

Depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, les progrès scientifiques et techniques ont permis un développement fulgurant des moyens de transport et des avancées extraordinaires dans les technologies de l’information et de la communication. Ces avancées ont permis l’internationalisation des échanges de biens, celle des connaissances et l’essor des flux migratoires, faisant du monde un village planétaire où les distances sont abolies.Ce mouvement s’est particulièrement accéléré depuis les années 80 et a reçu le nom de mondialisation ou de globalisation.

Si pour certains la mondialisation est un phénomène permanent de l’Histoire s’inscrivant dans l’évolution de l’humanité, il ne fait nul doute cependant que le niveau d’intégration et de globalisation de la période actuelle n’avait encore jamais atteint dans l’Histoire. Cette globalisation a des effets économiques, sociaux, politiques, environnementaux, et culturels.

En permettant le développement du commerce, en favorisant la circulation des capitaux et en facilitant le financement des entreprises, la mondialisation a été un facteur de croissance économique. Au plan social elle a favorisé les flux migratoires et le tourisme. Au plan culturel elle a contribué à la promotion de la diversité culturelle et à l’émergence d’une « culture commune ». Par l’augmentation du niveau de vie qu’elle permet la mondialisation conduit à une plus grande exigence des populations sur la qualité de l’environnement et une prise de conscience que, ne disposant que d’une seule planète, tous les humains sont « embarqués dans le même bateau » et doivent donc faire face ensemble aux crises climatiques et écologiques annoncées ainsi qu’aux problèmes de gestion des ressources naturelles communes.

La mondialisation n’a cependant pas que des effets bénéfiques, la concurrence effrénée que se livrent les entreprises et les Etats a conduit à une mise en concurrence des travailleurs, à un dumping social et à une augmentation des inégalités inter et intra-étatiques. Les Etats affaiblis sont marginalisés et perdent la main au profit des multinationales et des institutions internationales. Les problèmes environnementaux sont sans aucun doute ceux qui, sur le long terme, posent la plus grande hypothèque sur l’avenir de l’humanité. Par l’accroissement vertigineux de sa population et par l’utilisation inconsidérée des énergies fossiles, l’humanité a causé un dérèglement climatique aux conséquences désastreuses sur les grands équilibres écologiques et mis ainsi en péril sa survie même sur la planète.
Au plan culturel la mondialisation se caractérise aussi par une domination des normes et représentations de l’occident que des pays pauvres en mal de repères s’ingénient à copier.

On peut donc retenir que si le nouvel ordre mondial a sans aucun doute des aspects positifs en ce qu’il est facteur de croissance économique et de diversité culturelle, il a aussi des aspects négatifs en ce qu’il met en danger la vie de l’Homme sur terre par la dégradation de l’environnement, installe dans une insécurité accrue des populations déboussolées et attise les antagonismes entre identités culturelles.

2- Mondialisation et replis identitaires : la France face à ses ex-colonies

Alors que l’avènement de l’Etat-Nation, d’abord en Europe et ensuite presque partout dans le monde, avait donné naissance à un ordre mondial marqué par un cloisonnement avec chaque Etat-nation ayant ses frontières, ses barrières et soucieux de faire la distinction entre les insiders et les outsiders, en s’attelant à forger une identité nationale qui se voulait un facteur d’unité et d’homogénéité, la mondialisation est venue ébranler cette stabilité. Car la mondialisation a cette caractéristique qu’en même temps qu’elle permet une ouverture au monde, fait se rencontrer des personnes de culture, de langues, de systèmes de valeurs différents, elle cause d’un autre côté une résurgence des replis identitaires.

Dans les années quatre-vingt, Martine Storti et Jacques Tarnero notaient déjà ce paradoxe qui faisait que plus des personnes d’horizons divers étaient en contact, plus ils cherchaient à se distinguer. « La mondialisation des échanges économiques et des communications, la standardisation en cours des styles de vie » disaient-ils « coexistent avec une formidable remontée de la quête des origines, de la recherche des racines. » (L’Identité française). Ceci principalement parce que les télécommunications réduisent les distances entre les gens mais ne les rapprochent pas. « L’ailleurs » disaient-ils « quand il devient visuellement quotidien, ne se rapproche pas, il s’éloigne. Sans perdre pour autant son caractère menaçant. II faut se protéger de ce lointain si proche, il faut retrouver ce proche qui s’éloigne. La peur de perdre son territoire, sa personnalité, sa différence, son identité est partout. » (L’Identité française) Les rapports de la France avec ses anciennes colonies sont typiques des problèmes identitaires que cause la mondialisation.

Comme la plupart des autres pays d’Europe occidentale, la France souffre des effets négatifs de la mondialisation. Sa population souffre de l’insécurité, d’un chômage massif et d’une baisse de son pouvoir d’achat. Des ingrédients suffisants pour que certains sentent la nécessité de trouver des boucs émissaires et à agiter le spectre d’un « choc des civilisations ». L’une des manifestations révélatrice de cette crise a été sans nul doute le « grand débat » sur l’identité nationale auquel les Français avaient été invités en janvier 2010 par Eric Besson titulaire du ministère de l’identité nationale et de l’immigration dont la création et la pertinence de l’intitulé avaient été très controversées. Les participants à ce débat étaient conviés à répondre à deux question : « pour vous, qu’est-ce qu’être français aujourd’hui ? » et « quel est l’apport de l’immigration à l’identité nationale ? »

S’invitant dans ce débat les contributeurs aux recueils Pour une littérature-monde et Je est un autre : pour une identité-monde, répondent aux questions de Besson en lui rappelant que la conception cartésienne ou classique du sujet où je est une conscience de soi, a été critiquée et dépassée.

Débattre de l’essence de l’identité française en même temps que sur l’immigration, fut-elle sur son apport à cette identité, c’est tenter de brouiller les cartes et vouloir stigmatiser les immigrés. Ce que l’instauration de ce débat révèle c’est que la France a les réflexes de la personne en danger, qui a peur et cherche à se protéger. C’est cette peur qui explique la résurgence du repli identitaire qui se manifeste par l’hostilité grandissante envers les immigrés issus de ses anciennes colonies.

Il faut convenir avec Julia Kristeva que la France est dans une période de dépression. A l’instar des individus, nous dit Kristeva, les nations sont aussi susceptibles de souffrir de cette maladie psychique et les causes aussi bien que les symptômes sont les mêmes chez les deux entités. A l’origine de la dépression il peut y avoir par exemple une blessure narcissique, des absences d’idéaux ou une détresse sociale. Ainsi, la personne ou la nation déprimée se renferme sur elle-même, déconsidérant tous liens : « nous constatons » dit Kristeva, « qu’au-delà des individus, la France vit une dépression nationale, analogue à celles de personnes privées. Nous n’avons plus l’image de grande puissance que de Gaulle avait reconquise : la voix de la France se laisse de moins en moins entendre, elle a du mal à s’imposer dans les négociations européennes et encore moins dans la compétition avec l’Amérique. Les flux migratoires ont créé les difficultés que l’on sait, et un sentiment plus ou moins justifié d’insécurité, voire de persécution, s’installe. […] Le pays dans ce contexte ne réagit pas autrement qu’un patient déprimé. La recréation première du déprimé est de se retirer : on s’enferme chez soi, on ne sort pas de son lit, on ne parle pas, on se plaint. » 

Economiquement affaiblie, la France déprimée se plaint de ses immigrés qu’il accuse de l’abâtardir et de l’appauvrir. La crise économique, participe indéniablement à la crise identitaire que traverse la France. Autrement dit, la dépression est aussi bien d’ordre économique que psychologique, les deux étant intrinsèquement liées.

Dans sa contribution au recueil Je est un autre auquel il donne le titre « Le sang, le sol, la souche », Alain Mabanckou dit ceci : « j’ai pris une carte de la France et je l’ai regardée pendant un moment. Aucun lieu ne me parait étranger. Pourtant cette carte ne me plait pas […] La carte de la France que je regarde est « blanche », réfractaire à la prise en compte d’autres couleurs que le citoyen lambda remarque partout lorsqu’il marche dans la rue, s’attarde au marché de la Chapelle ou aux stations de métro Château Rouge, Barbes Rochechouart et Château d’Eau. Cette mauvaise carte est l’image qu’on nous vend de manière subreptice depuis des décennies. Elle représente une société uniforme et plate […] Cette uniformité de la France apaise les consciences, rassure ceux qui investissent leur énergie dans une idée certaine de ce pays. Cette idée certaine proclame que le « recul » de la nation est le fait de l’Autre, celui-là qui ne nous ressemble pas et qui aurait envahi la Gaule. […] on a alors érigé cet Autre en ennemi public de la société. » 

Pour Mabanckou, la présence des immigrés, les « sujets » d’hier, est vécue parfois comme une invasion. Michel Le Bris soutient quant à lui que s’il y a ce débat en France sur l’identité nationale, qui immanquablement glisse vers un débat sur l’immigration, c’est parce que « la France est malade de son histoire coloniale » dans la mesure où « son universalisme républicain se trouve incapable de l’intégrer, et cela depuis l’origine. » Le « modèle républicain » dit-il, « est en crise, peut-être à bout de souffle, en tous cas sans plus de prise sur le réel, mais prisonnière de ses mythes, elle se refuse à l’admettre […] parce que de plus en plus de gens vivent au quotidien le caractère illusoire de l’article fondateur de [..] la constitution […] selon lequel la France serait une République indivisible, laïque et démocratique, assurant l’égalité devant la loi de tous les citoyens, et respectant toutes les croyances. »

Ainsi suggère-t-il un « changement de coordonnées mentales » de la part des Français. Au lieu de penser en termes de catégories stable : « Etat-nation, territoire, frontières, opposition extérieur-intérieur, familles, communautés, identités, concepts » il serait mieux de penser en terme « de flux non plus de structures ». La France, pareille à un individu, est « de plus en plus au carrefour d’identités multiples », c’est cela l’identité-monde, l’identité- mille feuilles. « Et il revient à chacun d’articuler pour lui, en une forme cohérente, cette multiplicité ». Autrement dit, il faudra que chacun se fasse écrivain car après tout le roman n’est que « création de mondes, entrecroisements de voix multiples, remise en cause dans son mouvement même, des certitudes de l’identité. » « Je est un autre » nous dit Le Bris est depuis l’origine l’espace même de la littérature » et le ministre français qui a lancé le débat sur l’identité national n’a pas réfléchi à la phrase de Rimbaud. Ainsi dira-t-il, « la littérature est plus que jamais au cœur des enjeux du monde qui vient. Le roman, le poème, plus que jamais nécessaire ».


 Pourquoi ? Parce que contrairement à la science « qui se déploie dans l’espace du Même puisqu’elle postule la répétition de l’expérience qui fonde sa loi », la littérature nous permet de connaitre l’Autre, non pas en ‘l’expliquant’, ou en ‘l’analysant’, ce qui le ferait aussitôt disparaitre, mais en liant connaissance avec lui ». La force de la littérature est qu’elle défend le principe « d’un ‘être-ensemble’ qui ne se réduirait pas à un plus petit dénominateur, mais s’ordonnerait à la part de grandeur de chacun » conclut Le Bris. Une identité-monde serait ainsi aux antipodes d’une identité nationale en ce qu’elle ne crée pas des Autres à persécuter mais se donne comme objectif de lier connaissance avec autant d’Autres que possible. Lier connaissance puisqu’il ne s’agit plus seulement de connaitre l’Autre mais de le reconnaitre et de se reconnaitre en lui.
Ainsi, selon les termes d’Achille Mbembe « pour une grande part de notre humanité, l’histoire moderne a été un processus d’accoutumance à la mort d’autrui - mort lente, mort par asphyxie, mort subite, mort déléguée, perte radicale. Cette accoutumance à la mort d’autrui, de celle ou de celui avec lequel l’on croit n’avoir rien en partage, ces formes multiples de tarissement des sources vives de la vie au nom de la différence raciale et du profit- tout cela a laissé des traces à la fois dans l’imaginaire et dans la culture, pour ne pas parler des rapports sociaux et économiques. » (Je est un autre ) 


Ce rappel historique devrait permettre une plus grande tolérance des immigrés. Et comme le dit Mbembe pour qu’advienne la « communauté du monde » il faudrait donner aux blessures causées par l’expansion de l’Europe dans le monde l’occasion de cicatriser ; ce que le repli sur soi et les accusations tous azimuts n’encouragent guère. Mais toujours est-il que, selon les termes de Mbembe, « l’on aura beau ériger des frontières, construire des murs, des digues et des enclos, diviser, sélectionner, classifier et hiérarchiser, chercher à retrancher de l’humanité ceux et celles que l’on méprise, qui ne nous ressemble pas ou avec lesquels nous pensons que nous n’avons, à première vue, rien en commun – il n’y a qu’un seul monde et nous en sommes tous les ayant-droits. […] Ce qui, par conséquent, nous est commun, c’est le sentiment ou encore le désir d’être, chacun en soi, des êtres humains à part entière, habitants pléniers du monde et héritiers de sa totalité. Ce désir de plénitude en humanité est quelque chose que nous partageons.

Conclusion

Cherchant à tracer les origines de la littérature-monde en langue française, les auteurs du manifeste pour une littérature-monde affirmeront que « ce désir nouveau de retrouver les voies du monde, ce retour aux puissances d’incandescence de la littérature, cette urgence ressentie d’une « littérature-monde », nous les pouvons dater : ils sont concomitants de l’effondrement des grandes idéologies » (PLM). Le début du mouvement de repli identitaire observé en Europe en général et en France en particulier peut être daté de la même période. Il survient comme un retour de boomerang lorsque « les distances qui nous séparent sont de plus en plus imaginaires », lorsque le monde n’a jamais été aussi intégré. Ce paradoxe s’explique aisément quand on sait que les différences ne sont jamais autant aiguisées que lorsqu’elles tendent à s’effacer. Le besoin de s’identifier, d’appartenir à une communauté et de consolider sa cohésion interne peut alors insidieusement pousser à l’identification d’ennemis. Le concept d’identité-monde nous prévient contre ce risque et nous invite à penser le moi qui est l’autre. Une conception pas du tout neuve mais d’autant plus pertinent qu’en ce début de millénaire le monde est traversé de plusieurs crises aux enjeux vitaux et transcendant tous les clivages identitaires. Si la mondialisation des échanges est donc propice au repli identitaire, les crises économiques, sociales, environnementales qui mettent en danger l’avenir de l’humanité présentent l’opportunité de nous unir pour faire face à ces menaces communes.

Que faire d’Al-Jazira ?




Que faire d’Al-Jazira ?

Très influente dans un monde arabe en ébullition, la chaîne Al-Jazira n’est pas sans embarrasser le gouvernement qatari, dont elle contredit parfois les options diplomatiques.

Par Mohammed El-Oifi

Depuis 1995, la diplomatie du Qatar semble faire mentir la maxime de l’historien grec Thucydide selon laquelle « le fort fait ce qu’il veut et le faible fait ce qu’il doit ». L’activisme de Doha montre en effet que les petits Etats peuvent eux aussi avoir une politique étrangère.

C’est la transformation du système régional arabe au détriment des grands Etats qui a permis aux « petits » de prendre l’initiative, avec l’approbation implicite des grandes puissances, et en particulier des Etats-Unis. Les accords de Camp David, signés par l’Egypte en 1978, l’appel aux troupes américaines par l’Arabie saoudite en 1990 et la défaite de l’Irak en 1991 ont fortement réduit la capacité de ces Etats à prétendre diriger la région. Contraints de se replier sur leurs frontières, d’exalter l’identité et la souveraineté nationales au détriment des identifications et des solidarités arabes transnationales, ils ont laissé le champ libre à d’autres acteurs.

Dans ce contexte, le positionnement éditorial de la télévision satellitaire Al-Jazira a permis à la diplomatie qatarie de capter les sentiments arabes transnationaux. Cette ligne qui mêle panarabisme, sensibilité islamisante et libéralisme a assuré le succès de la chaîne et sa popularité, que les autorités de Doha ont transformée en capacité d’influence.

Mais ce pouvoir se heurte aux ambiguïtés de la politique étrangère de l’émirat, qu’Al-Jazira elle-même relève, non sans ironie. Invité par Ahmed Mansour, présentateur de l’émission « Bila Houdoud » (« Sans frontières »), le premier ministre et ministre des affaires étrangères, le cheikh Hamad Ben Jassim Ben Jaber Al-Thani, a eu droit à un résumé sans concession de son action : « Pour de nombreux observateurs, la politique étrangère du Qatar manque de clarté. Alors que le pays abrite la plus grande base militaire américaine en dehors des Etats-Unis, il entretient des rapports privilégiés avec les ennemis de l’Amérique dans la région, comme l’Iran et la Syrie. Au moment où il avait des relations avec Israël, il se montrait ouvert à l’égard des dirigeants du mouvement de résistance islamique Hamas (…). Il s’est réconcilié depuis deux ans avec sa grande sœur l’Arabie saoudite, et il a alors commencé à avoir des escarmouches avec le régime égyptien, le plus grand Etat arabe (…). Dans l’émission d’aujourd’hui, nous allons essayer de comprendre les fondements de la politique étrangère qatarie, de voir au profit de qui vous jouez ce rôle (…) et quelles sont les puissances qui vous permettent d’occuper cette position (1). »

Une certaine indépendance

Ces fluctuations sont illustrées par les tensions diplomatiques entre le Qatar et l’Arabie saoudite, qui se sont exacerbées en 2002, avant de connaître un apaisement couronné par la signature, le 6 juillet 2008, d’un accord — plutôt favorable au Qatar — sur le tracé des frontières entre les deux pays. En contrepartie, l’opposition saoudienne disparaît des écrans d’Al-Jazira (2). Le ministre qatari reconnaît explicitement la dimension politique de la lutte médiatique (3) entre les deux pays pendant cette période et affirme que, désormais, il n’y a plus de litige entre eux.

Les câbles secrets de l’ambassade américaine révélés par WikiLeaks considèrent qu’Al-Jazira a modifié à plusieurs reprises sa couverture de certains événements pour se conformer aux orientations de la diplomatie qatarie (4). Mais cet alignement est loin d’être systématique, et c’est dans cette interaction triangulaire (diplomatie qatarie - journalistes d’Al-Jazira - opinions publiques arabes) que réside le mécanisme qui assure le succès de la chaîne. Le poids des opinions publiques est non seulement pris en compte, mais privilégié au détriment des élites arabes gouvernantes, qui vivent la popularité de la chaîne comme une intrusion dans leurs affaires internes et une dépossession de leur capacité à communiquer avec leurs citoyens. La voix arabe que représente Al-Jazira, qui puise sa légitimité dans son professionnalisme et dans sa fonction de relais médiatique des oppositions, constitue une pression permanente sur les gouvernements, qui ne peuvent plus l’ignorer.

A cet égard, l’exemple marocain est significatif. Le 20 novembre 2006, Al-Jazira ouvre un bureau régional à Rabat pour y diffuser un journal quotidien spécifique pour le Maghreb. Officiellement, cette présence apporterait la preuve du libéralisme qui règne au Maroc en matière de liberté d’expression. Mais, le 20 octobre 2010, le bureau est fermé, principalement en raison du temps d’antenne accordé aux groupes de l’opposition, notamment islamiste. Puis, à la surprise générale, deux jours avant le référendum constitutionnel du 1er juillet 2011, le ministre de l’information Khaled Al-Naceri, qui avait lancé une campagne d’une rare violence contre la chaîne (5), l’autorise à nouveau à travailler au Maroc. En Egypte, en février dernier, Al-Jazira est devenue sans surprise, en dépit de la fermeture de son bureau sur la place, le relais médiatique de la révolution. Lorsque les autorités ont coupé le réseau Internet, c’est elle qui a perturbé la stratégie de communication du régime de M. Hosni Moubarak.

Ainsi, l’influence régionale d’Al-Jazira se manifeste dans sa capacité à imposer aux dirigeants arabes l’idée que sa présence sur leur territoire est moins coûteuse que son absence. Son interdiction se double le plus souvent de son boycott par les représentants officiels et la transforme en relais médiatique des points de vue de la seule opposition, créant ainsi un déséquilibre dans les rapports de forces médiatiques, comme le montrent les exemples égyptien ou libyen.

La compréhension de la nature des liens entre Al-Jazira et la politique étrangère du Qatar se heurte à trois obstacles majeurs. Le premier est méthodologique. Ainsi, analyser les actions extérieures du Qatar sur le modèle de l’Etat-nation wébérien, rationnel et bureaucratique, revient à les soustraire aux réseaux que les dirigeants qataris ont patiemment tissés et aux fidélités idéologiques ou clientélistes dans lesquelles l’appartenance nationale est l’allégeance qui compte le moins. En outre, considérer Al-Jazira comme un média ordinaire revient à l’amputer d’une de ses dimensions, celle d’espace politique transnational de substitution (6), qui dynamise l’ensemble des scènes politiques nationales dans le monde arabe.

Comportement atypique

Le deuxième obstacle est idéologique. Il réside dans le refus de voir qu’Al-Jazira est avant tout un phénomène arabe implanté au Qatar et qu’elle transcende les logiques de l’Etat. Le troisième est d’ordre psychologique, comme en témoigne l’embarras souvent manifesté devant le comportement atypique des dirigeants qataris. Quel est l’intérêt du régime dynastique local à soutenir les révolutions arabes ? Ou de prendre la défense du mouvement de résistance islamique Hamas contre Israël, mais aussi contre le Fatah ? Etc. Ce sont là les concessions que font les dirigeants aux journalistes arabes qu’ils emploient et aux opinions publiques. C’est la contrepartie de l’envoi d’avions militaires en Libye ou de l’accueil de dirigeants israéliens à Doha.
Fidèle à sa désinvolture apparente, le premier ministre qatari déclarait à son interlocuteur égyptien qu’Al-Jazira constituait plutôt un problème pour son gouvernement et que le Qatar serait prêt à la vendre : « On nous a proposé 5 milliards de dollars il y a deux ans (7). » On n’est pas obligé de le croire.

Mohammed El-Oifi

(1) « La politique étrangère du Qatar », émission « Bila Houdoud », 24 juin 2009.
(2) Robert F. Worth, « Al Jazeera no longer nips at Saudis », The New York Times,4 janvier 2008.
(3) Cf. « Le face-à-face Al-Arabiya/Al-Jazeera : un duel diplomatico-médiatique »,Moyen-Orient, Paris, juin 2010.
(4) « WikiLeaks cables claim al-Jazeera changed coverage to suit Qatari foreign policy », The Guardian, Londres, 2 décembre 2010.
(5) « Mustapha Alaoui est [sic] la chaîne Al-Jazira » (vidéo), WaBayn.com, 23 novembre 2010.
(6) Lire « Al-Jazira, scène politique de substitution », Le Monde diplomatique,mai 2011.
(7) Emission « Bila Houdoud », op. cit.

L’unité retrouvée des peuples arabes




L’unité retrouvée des peuples arabes

Par Georges Corm

Depuis le 18 décembre 2010, date à laquelle Mohammed Bouazizi s’est immolé par le feu dans une petite ville de l’intérieur tunisien, un acteur qui semblait s’être volatilisé de la scène politique arabe depuis des décennies a refait son apparition : les pancartes brandies par des centaines de milliers de manifestants, à Tunis, au Caire, à Bagdad, Manama, Benghazi, Sanaa, Rabat, Alger et ailleurs, font étalage de la volonté du « peuple ». 
Ce que l’on dénommait jusqu’ici avec dédain « la rue arabe » s’est transformé en « peuple », toutes classes sociales et toutes tranches d’âge confondues. Les revendications sont simples et claires, loin de tout jargon idéologique et de toute tentation démagogique, religieuse ou particulariste. Dans une langue dépouillée et directe, les slogans lapidaires font mouche partout : d’un côté, la revendication de la liberté politique, de l’alternance au pouvoir, de la fin de la corruption, du démantèlement des appareils de sécurité ; de l’autre, la demande de dignité sociale et donc de possibilités de travail et de salaires décents.

Est-ce un nouveau « printemps arabe », trop longtemps attendu depuis celui des victoires sur les forces coloniales britanniques et françaises qui s’étaient déchaînées, de concert avec Israël, contre le symbole de la résistance qu’était alors, en 1956, l’Egypte de Gamal Abdel Nasser, anti-impérialiste et tiers-mondiste ?
 Cette période avait brutalement pris fin avec la défaite des armées de l’Egypte, de la Syrie et de la Jordanie en 1967 face à Israël, puis la mort prématurée de Nasser, le chef charismatique, en septembre 1970. Entre 1975 et 1990, le Liban, livré au chaos et à la violence, était devenu un premier pays repoussoir, avec la profusion de milices armées et d’armées étrangères ainsi que l’occupation israélienne. Devaient suivre d’autres situations sanglantes, en Algérie et en Irak notamment. Ce qui permit aux régimes en place de se montrer de plus en plus autoritaires, en se posant en garants de la stabilité politique. Le spectre de la « libanisation », et par la suite de l’« irakisation », devint omniprésent.

D’autres événements majeurs ont fait peser une chape de plomb sur les sociétés arabes. Les idéologies identitaires basées sur l’islam ont remplacé le nationalisme anti-impérialiste et laïque. Leur source est à rechercher dans la promotion très active du salafisme par les monarchies pétrolières du Golfe et plus particulièrement le wahhabisme saoudien. Le nationalisme arabe a été accusé de tous les maux et la solidarité panislamique promue comme l’unique solution. C’est ce que tentera de réaliser, au cours des années 1970, l’Organisation de la conférence islamique (OCI), créée sous la houlette de l’Arabie saoudite et du Pakistan et qui éclipsera le Mouvement des non-alignés, ainsi que la Ligue des Etats arabes, paralysée par les querelles. A la fin de la décennie, Riyad et Islamabad parviennent à mobiliser des pans de la jeunesse dans le djihadisme contre les troupes soviétiques en Afghanistan. Ce djihadisme sera ensuite transféré en Bosnie, puis en Tchétchénie et enfin au Caucase. Une partie de ce mouvement devient takfiriste : il va s’exercer à l’encontre d’autres musulmans jugés impies. Son héros intellectuel sera Sayyed Qotb (1) ; son héros militaire et guerrier, M. Oussama Ben Laden.

Une autre idéologie identitaire, celle de la révolution iranienne, influera, elle aussi, sur le monde arabe. Bien différente du wahhabisme par sa coloration chiite et par l’adoption de certains principes constitutionnels modernes, elle se veut l’héritière de l’anti-impérialisme et du socialisme de la période précédente, mais dans un langage islamisé. Elle se caractérise aussi par un antisionisme virulent. La guerre déclenchée par Saddam Hussein contre l’Iran en 1980 pour tenter de réduire la nouvelle influence de Téhéran au Proche-Orient devient alors une autre diversion majeure, qui dure jusqu’à aujourd’hui. Elle mène en effet à l’invasion du Koweït par l’Irak en 1990, à sa libération par une coalition militaire occidentale, puis, douze ans plus tard, en 2003, à l’invasion américaine de l’Irak. La société irakienne bascule alors dans un communautarisme exaspéré, une corruption multiforme et une déstructuration violente.

L’involution dans l’identitaire religieux crée aussi des tensions fortes dans divers pays arabes. Le cas extrême sera celui de l’Algérie, entre 1991 et 2000. Partout dans le monde arabe, l’épouvantail islamiste consolide les pouvoirs en place et la toute-puissance de leur police. 
Les Etats européens et les Etats-Unis s’en accommodent fort bien. Les attentats spectaculaires et sanglants à New York et Washington, attribués à M. Ben Laden et à son organisation Al-Qaïda, en septembre 2001, créent une diversion encore plus grande. Ils renforcent des régimes qualifiés de « modérés » du fait que leur politique extérieure se coule dans le moule des peurs et des souhaits européens comme américains et qu’ils s’abstiennent de toute critique des violences israéliennes contre les Palestiniens et les Libanais. Le seul objectif des diplomaties occidentales devient l’axe irano-syrien, rebelle aux yeux de Washington et soutien des deux résistances à Israël : celles du Hezbollah au Liban et du Hamas en Palestine. Dans ce paysage sombre et figé, comment aurait-on pu prévoir des révoltes populaires d’une telle ampleur ?
L’aveuglement des observateurs, dans le monde arabe comme en Europe et aux Etats-Unis, a été total sur les questions économiques et sociales. Tant que les grandes sociétés multinationales pouvaient continuer de réaliser des affaires juteuses dans le cadre de la libéralisation progressive des économies arabes en cours depuis trois décennies, et tant que les gouvernants locaux et leurs affidés pouvaient continuer d’amasser des fortunes géantes profitant aux industries du luxe en Europe ou ailleurs, ainsi qu’au marché du foncier dans les grandes capitales, de quoi pouvait-on se plaindre ?
 Les dogmes néolibéraux satisfaits, les nouveaux hommes d’affaires arabes, milliardaires issus du gaspillage de la rente pétrolière, couvés dans les sérails gouvernementaux, étaient considérés comme le meilleur signe de la « modernisation » des économies arabes. D’anciens militants nationalistes ou marxisants se reconvertissent au néolibéralisme et au néo-conservatisme à l’américaine. L’argent du pétrole domine les médias arabes.

Tout le reste a été ignoré : taux de chômage alarmant, bien au-delà de la moyenne mondiale, en particulier chez les jeunes, fuite des cerveaux, flux migratoires croissants, maintien de larges poches d’analphabétisme, bidonvilles géants, pouvoir d’achat plus que faible dans de très larges couches de la population ne bénéficiant d’aucune couverture sociale, corruption généralisée et démoralisation, dégoût des classes moyennes, et gestion anarchique du secteur privé, lui-même grand corrupteur et souvent victime, comme en Tunisie, de la prédation des plus hauts dignitaires du pouvoir. Derrière des taux de croissance relativement élevés ces dernières années et des réformes destinées à obtenir de bonnes notes auprès des institutions financières internationales et de l’Union européenne, la réalité sociale et économique est tout autre (2).
Les investissements privés locaux comme ceux des milliardaires de la rente pétrolière se ruent sur les secteurs du foncier de luxe ou du tourisme, ainsi que sur la distribution commerciale, voire sur la banque et les télécommunications, où de nombreuses privatisations interviennent (lire « Abattre le pouvoir pour libérer l’Etat »). Les Bourses et les prix de l’immobilier flambent, enrichissant encore plus les groupes privés de nature familiale et clientéliste. Les fortunes qui se développent sont hors de proportion avec la faible productivité des économies, dont le potentiel est peu ou pas du tout exploité. L’investissement dans l’agriculture, l’industrie ou les services à haute valeur ajoutée (informatique, électronique, recherche et industrie médicales, énergie solaire, déchets, environnement, gestion de l’eau, etc.) est très insuffisant. 
Les laboratoires de recherche et développement sont quasi inexistants dans le secteur privé, qui n’investit que dans des activités à faible valeur ajoutée mais à très haut taux de profit, et sans risque financier.

La qualité de l’évolution de l’économie réelle n’a jamais intéressé les gouvernements locaux ou les pays et institutions qui leur apportent leur aide (3). L’émigration est encouragée comme solution à la croissance démographique et au chômage. Elle est vantée par toute la littérature des organismes internationaux comme la solution miracle au problème de la pauvreté, en dépit de l’absence de preuves de l’impact positif de ces migrations sur les pays exportateurs de main-d’œuvre (4). On se contentera de mettre en place des microcrédits, certes utiles comme atténuateurs de pauvreté, mais qui n’ont jamais réussi à la faire reculer sérieusement.

La question est de savoir comment les mouvements actuels pourront résister aux récupérations de toutes sortes, voire aux contre-révolutions. La route du monde arabe vers la liberté et la dignité retrouvée, dans l’ordre interne comme sur le plan international, sera longue et ardue. Les répressions pourront se faire féroces et les interférences extérieures risquent de se multiplier, comme c’est déjà le cas en Libye et à Bahreïn, faisant apparaître le spectre de la guerre civile.
 Le printemps arabe s’arrêtera-t-il à la Tunisie et à l’Egypte ? Trente ans après le Liban, la Libye deviendra-t-elle un nouveau repoussoir faisant craindre des guerres civiles prolongées et des interventions étrangères massives ?

Le premier danger qui guette ces débuts de révolutions est celui du désir, fortement exprimé par les Etats-Unis et l’Europe, d’« accompagner » les réformes démocratiques qui s’esquissent. Entendre : se gagner une clientèle nouvelle à coups de dollars et d’euros. Or n’est-il pas temps que des peuples qui se sont mis en marche puissent prendre en main leur destin sans qu’on leur montre la voie et que l’on s’immisce dans leurs affaires (lire l’article de Serge Halimi, « Les pièges d’une guerre ») ?
 Les principes républicains et de citoyenneté, issus de la Révolution française, ont été popularisés dès les années 1820 au sein des élites du monde arabe par différents écrits d’intellectuels, d’hommes de religion éclairés, de militants de la première heure des droits humains. Tous les penseurs de cette Nahda (« renaissance ») ont contribué à faire connaître les progrès de la liberté réalisés en Europe. Sous la monarchie, l’Egypte a connu une vie parlementaire animée, l’Irak aussi, de même que la Syrie républicaine avant la prise de pouvoir des officiers baasistes. Et que dire de la Tunisie, dont l’intelligentsia a fortement contribué, dès le XIXe siècle, à faire connaître les principes constitutionnels modernes ? Il est donc urgent de remercier Européens et Américains pour leur sollicitude.

Le deuxième danger réside dans la faiblesse des économies locales et dans leur dépendance multiforme en matière de produits alimentaires ou de première nécessité. Le paradoxe ici est qu’aucune de ces économies ne manque de liquidités pour investir dans une dynamique économique nouvelle ; en revanche, la mise en place de cette dynamique exige de s’attaquer aux racines de l’économie de rente à très faible valeur ajoutée qui domine partout, pour passer à une économie pleinement productive, tirant avantage des ressources existantes, tant naturelles qu’humaines. Plutôt que de solliciter de l’aide extérieure, il faudrait parvenir à attirer les nombreux talents installés à l’étranger qui, dans un commun effort avec ceux restés sur place, pourraient imprimer une direction nouvelle aux politiques publiques, s’inspirant de celles des « tigres » asiatiques et non point conditionnée par les aides étrangères (5).

Le troisième danger est celui de l’apparition d’antagonismes sociaux entre les classes moyennes urbaines d’une part et les couches populaires et pauvres, rurales et urbaines, de l’autre, dont l’unité a fait jusqu’ici le succès des mouvements revendicatifs. Une coalition d’intérêts entre groupes économiques privés et les classes moyennes pour diminuer les prétentions des classes les plus pauvres, y compris les salariés, pourrait s’avérer particulièrement dangereuse. En complicité avec les intérêts politiques et économiques externes, elle pourrait faire perdre petit à petit tous les gains obtenus jusqu’ici par le retour des peuples sur la scène politique.
 Les justes revendications salariales devront certes être satisfaites, mais elles pourront l’être d’autant mieux que l’appareil de production sortira rapidement de l’économie rentière, peu productive et à faible valeur ajoutée, et que l’investissement étatique et privé sera dirigé vers les secteurs innovants, la recherche et le développement, la diversification de l’économie hors du foncier, du financier et du commerce de distribution. Une révision drastique des systèmes fiscaux devra être menée, non seulement pour réaliser l’équité fiscale, mais surtout pour égaliser les taux de profit entre les secteurs sans risque et à faible valeur ajoutée et les secteurs demandant de la prise de risque et des capacités de recherche et développement.

Un dernier danger, enfin, est celui sur lequel tous les chefs d’Etat en déroute ont voulu jouer jusqu’ici : les régionalismes et les tribalismes, voire les divisions entre sunnites et chiites ou chrétiens et musulmans. Ces tendances centrifuges s’expliquent plus par des malaises dus à un développement économique et social inégal que par des oppositions identitaires irréductibles de nature anthropologique et essentialiste. Dans ce domaine aussi, seule la mise en route d’un nouveau dynamisme économique pourra faire avorter toute tentative de les exploiter.

Georges Corm

(1) Dirigeant des Frères musulmans égyptiens, exécuté sur ordre de Nasser en 1966.
(2) Lire « L’aggravation des déséquilibres et des injustices au Proche-Orient », Le Monde diplomatique, septembre 1993.
(3) Cf. « L’ajustement structurel du secteur privé dans le monde arabe : taxation, justice sociale et efficacité économique », dans Louis Blin et Philippe Fargues (sous la dir. de), L’Economie de la paix au Proche-Orient, tome II, Maisonneuve et Larose - Cedej, Paris, 1995.
(4) Cf. Le Nouveau Gouvernement du monde, La Découverte, Paris, 2010.
(5) Pour la période 1970-2000, l’argent envoyé par les résidents à l’étranger a représenté 359 milliards de dollars pour les seuls pays arabes en bordure de la Méditerranée, et les aides (y compris militaires), environ 100 milliards de dollars. Sources : base de données de la Banque mondiale sur les migrations et celle du Comité d’aide au développement de l’Organisation de coopération et de développement économiques (CAD-OCDE).

Tunisie, l’ivresse des possibles



Tunisie, l’ivresse des possibles

Un peu moins d’un an après le suicide de Mohammed Bouazizi à Sidi Bouzid, qui a allumé la mèche des révoltes arabes, la Tunisie se rend aux urnes. Confuse, la campagne électorale se déroule sur fond d’urgence sociale.

Par Serge Halimi

Une fois le dictateur renversé, la révolution est-elle terminée ?
 En Tunisie, à l’heure où plus de cent partis, majoritairement inconnus, cherchent à se faire une place dans l’Assemblée constituante qui sortira des urnes le 23 octobre, tout paraît possible, tout semble ouvert. L’assemblée élue pourra se prévaloir d’une impeccable légitimité démocratique : scrutin proportionnel, paritaire (même si 95 % des têtes de liste sont des hommes) ; réglementation rigoureuse des dépenses de campagne, des sondages, de la publicité politique. Représentative, la Constituante sera également souveraine. Elle déterminera l’équilibre des pouvoirs, la forme du régime (présidentiel ou parlementaire), la place de la religion dans les institutions du pays et même, si elle le désire, le rôle de l’Etat dans l’économie. Allégresse et vertige de la page blanche ; espérance d’une démocratie arabe et musulmane : « Si ça ne prend pas ici, ça ne prendra nulle part », résume devant nous une militante du Pôle démocratique moderniste (PDM) assez confiante dans les capacités de la Tunisie à conserver son rôle d’éclaireur de la région.

Le 23 octobre, les tables des bureaux de vote de Bizerte devront être très nombreuses, ou très grandes. L’électeur sera en effet appelé à choisir entre soixante-trois listes, dont près de la moitié se proclament indépendantes des partis (lire « Scrutin, mode d’emploi »). Comment s’y retrouver alors que les professions de foi de la plupart d’entre elles recyclent à l’infini les mêmes mots équivoques : « identité arabo-musulmane », « économie sociale de marché », « développement régional », « Etat stratège » ?

« Le curseur de la révolution est au centre gauche », tranche néanmoins Nicolas Dot-Pouillard, chercheur à l’International Crisis Group, lequel a publié plusieurs rapports sur la Tunisie (1).
 Les caciques déchus du parti unique de M. Zine El-Abidine Ben Ali (le Rassemblement constitutionnel démocratique, RCD), tel M. Kamel Morjane, se qualifient en effet de centristes, tout comme leurs anciens adversaires du Parti démocratique progressiste (PDP) regroupés derrière M. Nejib Chebbi. Mais centristes, nous le sommes également, semblent répliquer les islamistes d’Ennahda (« Renaissance ») ainsi que leurs principaux opposants laïques, les ex-communistes d’Ettajdid (« Renouvellement ») — qui entendent cependant se situer au centre gauche. Même le Parti du travail tunisien (PTT), fondé par des cadres dirigeants de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), se situe sur ce créneau, alors que la centrale syndicale vient de jouer un rôle majeur dans une révolte sociale... Cela semble confus ? Cela l’est. L’héritage bénaliste pèse là aussi : le RCD était à la fois économiquement libéral, politiquement policier et membre de l’Internationale socialiste.

Au moins, l’identité politique des grands partis — car la personnalité de leurs dirigeants peut paraître fluctuante (2) — est à peu près connue. Difficile d’en dire autant pour la fantomatique Union patriotique libre (UPL), fondée en juin dernier par un homme d’affaires installé à Londres et qui a fait fortune en Libye, M. Slim Riahi. Opposé à la limitation des dépenses politiques, qu’il assimile à une manœuvre destinée à empêcher l’émergence de forces nouvelles — dont la sienne, qui ne semble pas manquer de moyens —, M. Riahi a choisi pour porte-parole un diplômé en management de l’université Paris-I, et président d’un groupe de sociétés. Celui-ci vient de présenter le programme du parti : « Notre modèle de développement se base sur la participation populaire, l’économie de marché avec plus d’équité sociale, la dignité et l’emploi pour tous, le développement régional. » L’UPL veillera, bien entendu, au « maintien de l’identité arabo-musulmane du pays », sans oublier pour autant son « identification aux valeurs universelles » (3).

On imagine qu’après avoir pris connaissance d’engagements aussi impeccablement précis les électeurs sauront ce qu’il leur reste à faire. Faute de quoi, la présence de l’ex-footballeur Chokri El-Ouaer comme tête de liste de l’UPL pour la région de Tunis devrait dégeler leurs suffrages.

L’UPL ne constitue qu’un des nombreux avatars de ces formations créées de toutes pièces et qui comptent savourer les fruits d’une démocratie qui ne leur doit rien. Nul ne peut exclure que dans un mois, au lendemain de l’élection, ou dans un an, au terme probable des travaux de la Constituante, quelques-uns de ceux qui ont d’autant moins participé au renversement du régime de M. Ben Ali qu’ils avaient profité de ses prébendes resurgissent au premier plan. Il leur suffira d’expliquer — ils s’y emploient déjà — que le désordre doit cesser et le travail reprendre, que tout a déjà changé et que c’est bien assez puisque le tyran est tombé. La révolution française de février 1848 est associée au nom d’Alphonse de Lamartine. Or, dix mois après la proclamation de la république, l’écrivain et ancien ministre des affaires étrangères se présenta à l’élection présidentielle et n’obtint que 21 032 voix. Charles Louis Napoléon Bonaparte, candidat des monarchistes et du parti de l’ordre, s’adjugeait, lui... 5 587 759 suffrages.

Rumeurs d’un « gouvernement de l’ombre »

Dirigeant du Parti communiste des ouvriers de Tunisie (PCOT), M. Hamma Hammami n’exclut pas une restauration de ce type. C’est pourquoi, alors que les réseaux sociaux bruissent de rumeurs sur les manigances en ce sens d’un « gouvernement de l’ombre » dont des hommes d’affaires liés à l’ancien régime tireraient les ficelles, il ne cesse de répéter que « la révolution doit continuer ». Il l’expliquait encore le 9 septembre dernier à Lassouda, petite communauté agricole située à huit kilomètres de Sidi Bouzid, là où en décembre 2010 la mèche des révoltes arabes s’est allumée : « Les richesses tunisiennes ont été confisquées par des voleurs. Désormais on peut s’exprimer, mais la vie quotidienne n’a pas changé. La révolution doit continuer pour garantir le bien-être de la majorité de la population. Certains ont les moyens de voyager en Amérique, d’autres n’ont pas de quoi se payer un cachet d’aspirine. Résoudre le problème de l’eau ne coûterait pas 1 % de l’argent volé par Ben Ali. »

Ce problème de l’eau, un paysan l’avait exposé un peu plus tôt : « Depuis 1956 [date de l’indépendance], nous n’avons rien obtenu des gouvernements successifs — ni eau potable ni infrastructures. Ils ont lancé des “études” qui n’ont pas débouché sur des investissements. Ils inaugurent des projets qui n’aboutissent jamais. » De fait, sept mille habitants de la région de Sidi Bouzid dépendent d’une conduite d’eau précaire longeant la route, et qui ne cesse de casser ou de crever. Le forage d’un puits prometteur a été interrompu et sa margelle bétonnée sitôt que les autorités ont compris qu’il leur faudrait percer la roche pour atteindre une nappe d’eau douce.

L’effervescence électorale offre donc l’occasion aux habitants de réclamer des crédits de développement, un lycée secondaire, un dispensaire, des routes en bon état. Riche en productions agricoles (olives, pistaches, amandes), la région est pourtant habitée par une population pauvre. Quelques paysans s’entassent encore dans des maisons de briques grises misérables et minuscules, dormant à même le sol sur des « matelas » de mousse épais de trois centimètres.
 Les belles villas de La Marsa et les palais de Carthage semblent alors bien loin. Un bulletin de vote pour élire une Assemblée constituante permettra-t-il de sanctionner les responsables corrompus de l’ancien régime, de démanteler son appareil policier obèse, de résorber la marée montante du chômage, de mettre en œuvre la « discrimination territoriale positive » que recommande M. Moncef Marzouki, militant des droits humains et président du Congrès pour la République (CPR) ?

Bien que négligée par le pouvoir, Lassouda a changé depuis 1956. Le café du coin dispose d’une liaison Internet à haut débit ; chacun ou presque paraît posséder un téléphone portable ; la plupart des jeunes utilisent Facebook, et parfois leurs parents aussi. Quand le paysan coiffé d’un chèche enroulé en turban expose ses problèmes d’eau potable à la délégation du PCOT, la scène ressemble à une gravure ancienne jusqu’au moment où la sonnerie de son portable interrompt le récit de ses doléances ; son voisin est distrait à son tour, mais par un texto que lui envoie son fils vivant à Paris.
 Le changement semble moins net dans d’autres domaines. Pendant le rassemblement, organisé sous un soleil de plomb, des spectateurs s’abritent sous deux auvents en toile : l’un destiné aux hommes, l’autre aux femmes et aux enfants. Ici, le public est très largement masculin.
M. Hammami doit une fois encore se situer par rapport à la religion.« C’est une question piège », commente à voix basse un militant. La réponse — « Les Tunisiens sont des musulmans. Cela ne pose pas de problème : nous défendons les libertés individuelles, de croyance, d’expression » — suscite un petit brouhaha. Le chef communiste ajoute alors : « Le parti n’est pas contre la religion, pas contre les mosquées. Quand Ben Ali a été à La Mecque [en 2003, pour y accomplir son pèlerinage], il avait les larmes aux yeux. Et pourtant c’était un voleur… » Le public rit et applaudit cette évocation maghrébine de Tartuffe.

Plus tard, M. Hammami complète le propos devant nous : « Le gendre de Ben Ali, Sakhr El-Materi, a acheté un grand terrain et a donné à chaque piste traversant sa propriété l’un des quatre-vingt-dix-neuf noms du Prophète. Il a fondé la banque islamique Zitouna. Et il a créé une radio du même nom qui ne diffusait que des programmes religieux. Lorsque [le cheikh Rached] Ghannouchi [le dirigeant du parti islamiste] a fui la répression de Ben Ali, où a-t-il trouvé refuge ? Au Royaume-Uni, un pays laïque. Lorsque le laïque Ben Ali a fui la révolution, où s’est-il réfugié ? En Arabie saoudite... Ce rappel vaut toutes les leçons théoriques. » En particulier à l’heure où chacun prévoit que les islamistes vont constituer le parti le plus important de la prochaine Assemblée constituante.

Tentante analogie entre Atatürk et Bourguiba

Un des dirigeants d’Ennahda, M. Ali Laaridh, admet que la répression policière et l’exil ont modifié la perspective de ses frères de combat :« Nous avons subi des exactions. Nous savons ce que signifie la violation des droits humains. Nous avons vécu dans cinquante pays étrangers. Et nous avons appris ce qu’est la démocratie, les droits de la femme. Il faut donc nous juger d’après notre itinéraire. Et observer comment nous vivons, nous et nos familles : ma femme travaille, mes filles ont fait des études, une d’elles ne porte pas le voile. » Est-ce assez pour lever les doutes relatifs au double discours qu’on impute aux islamistes ? Avocate des opposants persécutés par l’ancien régime, Mme Radhia Nasraoui s’inquiète par exemple de « réunions d’Ennahda où l’on voit des banderoles qui proclament : “Pas une voix ne peut s’élever au-dessus de la voix du peuple musulman !” ». Et elle observe :« Entre ce que racontent les dirigeants et ce que font certains membres, il y a un écart important. » A défaut d’être pleinement rassurante, la réplique de M. Laaridh semble frappée au coin du bon sens : « Vous n’aurez aucune garantie préalable qu’aucun parti tienne tout ce qu’il a dit »…

Soucieux de démontrer qu’ils ont opéré leur mue démocratique, certains dirigeants d’Ennahda se réfèrent de plus en plus souvent au « modèle turc » de M. Recep Tayyip Erdogan, qui vient d’être chaleureusement accueilli par les islamistes tunisiens (4). L’analogie est tentante autant qu’éclairante.
 Dans les deux pays, des chefs charismatiques (Mustafa Kemal Atatürk, Habib Bourguiba) ont privilégié — puis imposé — une modernité séparant les domaines du politique et du religieux. Celle-ci a même emprunté, parfois explicitement, aux références rationalistes occidentales.

Tout en se défendant de vouloir fermer cette « parenthèse », la plupart des islamistes tunisiens estiment que, un peu comme Atatürk a désorientalisé la Turquie, Bourguiba a désarabisé la Tunisie. Autant dire, l’a trop arrimée à l’Europe. Le programme d’Ennahda, qui ne remet en cause ni le libéralisme ni l’ouverture commerciale (lire « Après les révolutions, les privatisations... »), propose donc un rééquilibrage entre les investisseurs et tour-opérateurs occidentaux, et ceux, « islamiques », venus de la région ou du Golfe.

Chacun parle de démocratie ? M. Laaridh réclame par conséquent que la Constituante soit dotée de « libertés sans limites », c’est-à-dire dispose de la « possibilité de puiser dans les références religieuses, arabo-musulmanes ». Avec Bourguiba, regrette-t-il, « l’Etat a imposé, forcé une évolution vers la rationalité », un peu à la manière d’un« système soviétique ». Il ne s’agit pas pour lui de contester l’acquis des cinquante-cinq dernières années, mais d’objecter qu’il aurait dû être réalisé « avec un coût moindre ».
Les islamistes jouent sur du velours. Assuré de l’impact d’un discours moralisateur dans un pays où des fortunes ont été détournées par le clan Ben Ali, Ennahda n’a guère à redouter un débat qui l’opposerait à des « éradicateurs » occidentalisés vivant dans des quartiers huppés. Pour ceux-ci, en revanche, le péril est grand. « Pendant un siècle, ils ont été le gratin culturel du pays, résume M. Omeyya Seddik, un militant de gauche autrefois membre du PDP. Ils n’en seront plus qu’une entité résiduelle. Ils jouent leur vie dans cette affaire. »

Un art consommé de la dialectique

L’article premier de l’actuelle Constitution fait l’objet de controverses infinies. Il a été rédigé avec soin par Bourguiba : « La Tunisie est un Etat libre, indépendant et souverain ; sa religion est l’islam, sa langue l’arabe et son régime la république. » Volontairement équivoque, cet énoncé constate que la Tunisie est musulmane. Mais on pourrait aussi le lire comme prescrivant une telle situation, ce qui ferait alors du Coran une source de droit public. A ce stade, supprimer la référence religieuse indignerait les islamistes ; la préciser risque d’inquiéter les laïques. Le plus vraisemblable est que le texte actuel sera conservé. « La discussion sur l’article premier a été lancée par les islamistes pour piéger les laïques, estime M. Hammami. Et ils sont tombés dans le piège. Alors que la bonne réponse était : pourquoi voulez-vous souligner la nature musulmane de la Tunisie ? Dans quel but ? Pour appliquer la charia ? Pour mettre en cause l’égalité entre hommes et femmes ? Chaque fois qu’on a posé ces questions, les islamistes ont reculé. »

Les socialistes du Forum démocratique pour le travail et les libertés (FDTL) refusent eux aussi de se laisser acculer sur le terrain religieux. Quand ils défendent le code du statut personnel qui, héritage mis à part, accorde aux femmes des droits égaux à ceux des hommes, ils présentent celui-ci comme un élément fondamental de l’identité nationale, pas comme une imposition de la tradition rationaliste occidentale.

Leur programme aborde d’ailleurs la question avec un art consommé de la dialectique : « L’identité du peuple tunisien est enracinée dans ses valeurs arabo-musulmanes, et enrichie par ses différentes civilisations ; elle est fondamentalement moderne et ouverte sur les cultures du monde. » Le 10 septembre dernier, M. Mustapha Ben Jaafar, dirigeant du FDTL, a conclu un meeting à Sidi Bou Saïd, village balnéaire et cossu du nord de Tunis, avec d’autres mots pleins d’espoir :« Ceux qui refusent que le pays change agitent des épouvantails. Ayons confiance en nous. Un pays aussi petit que la Tunisie, qui a réussi à tenir debout quand la guerre faisait rage à ses frontières, est un pays fort. »
Un pays aussi fort pourrait même, peut-être, résoudre sans trop tarder ses problèmes d’eau potable.

Serge Halimi

(1) Lire « Soulèvements populaires en Afrique du Nord et au Moyen-Orient (IV) », International Crisis Group, Tunis-Bruxelles, 28 avril 2011.
(2) Adversaire de longue date de la dictature, M. Chebbi a été tour à tour proche du Baas irakien, marxiste-léniniste, socialiste, avant de devenir centriste libéral. Ses rapports avec les islamistes, qui ont également évolué, semblent s’être dégradés durant les trois derniers mois.
(3) M. Mohsen Hassen, porte-parole de l’UPL, entretien paru dans Le Quotidien, Tunis, 11 septembre 2011.
(4) En revanche, les Frères musulmans égyptiens semblent avoir moins apprécié ses conseils, redoutant une domination du Proche-Orient par la Turquie.

Shalit, Hamouri, Bernard-Henri Lévy et les intellectuels mercenaires



Shalit, Hamouri, Bernard-Henri Lévy et les intellectuels mercenaires

par Alain Gresh

Faut-il tirer sur les ambulances ? Le flop des deux derniers opus de notre philosophe national, malgré une campagne de soutien médiatique, l’appui complaisant du grand quotidien du soir, les mille et une excuses trouvées pour justifier la manière dont il a repris les œuvres d’un philosophe inventé de toutes pièces, indiquent que Bernard-Henri Lévy glisse déjà inéluctablement vers les bas-fonds de l’oubli.

Et pourtant, il ne faut pas être injuste. L’homme a un vrai talent. Celui de condenser, en peu de pages, l’ensemble des mensonges, des semi-vérités et des contre-vérités sur le conflit israélo-palestinien. Il restera comme celui qui a déclaré, à la veille de la tuerie de neuf humanitaires de la flottille de la paix par l’armée israélienne : « Je n’ai jamais vu une armée aussi démocratique, qui se pose tellement de questions morales. »
 Chacun de ses textes mériterait une étude approfondie pour mettre en lumière les nouveaux visages de la propagande. Et on peut espérer que les écoles de journalisme mettront à l’étude ses textes pour décortiquer le mensonge ordinaire proféré sous l’habillage de la philosophie, des droits humains et même, dans son dernier texte, de l’ancien Testament.

Publié par Le Point du 24 juin, cet article s’intitule « Trois questions (et réponses) concernant le soldat Shalit ». Le 25 juin, cela fera quatre ans que le soldat franco-israélien Guilad Shalit a été capturé par le Hamas et plusieurs manifestations de soutien se préparent ou se sont déjà déroulées.

Pourquoi tant d’intérêt pour ce soldat, s’interroge Bernard-Henri Lévy ? Parce que, justement, il n’est pas un prisonnier comme les autres. Pourquoi ?
« Car il y a des conventions internationales, déjà, qui régissent le statut des prisonniers de guerre et le seul fait que celui-ci soit au secret depuis quatre ans, le fait que la Croix-Rouge, qui rend régulièrement visite aux Palestiniens dans les prisons israéliennes, n’ait jamais pu avoir accès à lui, est une violation flagrante du droit de la guerre. »

Lévy a raison, il est anormal que la Croix-Rouge n’ait pas accès au prisonnier, c’est une violation du droit de la guerre. Mais comment sont traités les prisonniers palestiniens dans les prisons israéliennes ?

Correspondant du Monde en Israël, Benjamin Barthe écrit le 18 juin, sur le site Médiapart (sur le blog de Pierre Puchot, qui n’est pas en accès libre) :
« Depuis juin 2007, les familles des 1000 Gazawis emprisonnés en Israël sont privées de droit de visite. » Et il ajoute : « L’ignorance à ce sujet est telle que le conseil des ministres des affaires étrangères de l’Union européenne réuni le 14 juin dernier a enjoint au Hamas de laisser le CICR visiter Shalit sans mentionner le cas des Palestiniens. Précision : la décision israélienne n’a pas été prise en représailles au traitement réservé à Shalit. C’est une « mesure de sécurité » dixit la cour suprême en décembre 2009. »

Ignorance, écrit Barthe. Il a bien sûr raison, mais cette ignorance reflète le fait que jamais, dans la pensée coloniale, un Blanc n’équivaut à un basané. Le Blanc a toujours un visage, une famille, une identité ; le basané est sans visage, regroupé dans un collectif anonyme.

Mais Shalit a une autre caractéristique selon Lévy :
« Mais, surtout, surtout, il ne faut pas se lasser de répéter ceci : Shalit n’a pas été capturé dans le feu d’une bataille mais au cours d’un raid, opéré en Israël et alors qu’Israël, ayant évacué Gaza, était en paix avec son voisin ; dire prisonnier de guerre, en d’autres termes, c’est estimer que le fait qu’Israël occupe un territoire ou qu’il mette un terme à cette occupation ne change rien à la haine qu’on croit devoir lui vouer ; c’est accepter l’idée selon laquelle Israël est en guerre même quand il est en paix ou qu’il faut faire la guerre à Israël parce que Israël est Israël ; et si l’on n’accepte pas cela, si l’on refuse cette logique qui est la logique même du Hamas et qui, si les mots ont un sens, est une logique de guerre totale, alors il faut commencer par changer complètement de rhétorique et de lexique. Shalit n’est pas un prisonnier de guerre mais un otage. Son sort est symétrique de celui, non d’un prisonnier palestinien, mais d’un kidnappé contre rançon. Et il faut le défendre, donc, comme on défend les otages des FARC, des Libyens, des Iraniens – il faut le défendre avec la même énergie que, mettons, Clotilde Reiss ou Ingrid Betancourt. »

Vous avez bien lu, Israël était en paix avec son voisin après son évacuation de ce territoire en 2005. Ce que Lévy oublie c’est qu’Israël contrôlait « seulement » les frontières maritimes (empêchant même les pêcheurs d’aller en haute mer), les frontières aériennes et les frontières terrestres (à l’exception de celle avec l’Egypte). Ce qui a amené les Nations unies à déclarer que Gaza restait un territoire occupé.
 Le blocus auquel ce territoire est soumis en est une preuve supplémentaire.

L’Egypte porte-t-elle une responsabilité dans ce blocus ? Bien sûr répond Christophe Ayad dans « Si BHL était allé à Gaza… », Libération (23 uin), dans une réponse à la tribune de ce dernier publiée par le quotidien le 7 juin (« Pourquoi je défends Israël », accompagnée d’un commentaire complaisant de Laurent Joffrin).

« L’Egypte, note BHL, est “coresponsable” du blocus de Gaza. Il n’ignore pas que les dirigeants égyptiens sont aujourd’hui illégitimes aux yeux de leur propre population. Mais à cette dictature-là, jamais il ne songe à reprocher quoi que ce soit. Seul est fustigé “le gang d’islamistes qui a pris le pouvoir par la force il y a trois ans”. Faut-il rappeler à Bernard-Henri Lévy que le Hamas avait remporté, en 2006, des élections unanimement considérées comme les plus transparentes et pluralistes du monde arabe ? »

Revenons à Lévy et à Shalit, « cet homme au visage d’enfant qui incarne, bien malgré lui, la violence sans fin du Hamas ; l’impensé exterminateur de ceux qui le soutiennent ; le cynisme de ces “humanitaires” qui, comme sur la flottille de Free Gaza, ont refusé de se charger d’une lettre de sa famille ; ou encore ce deux poids et deux mesures qui fait qu’il ne jouit pas du même capital de sympathie que, justement, une Betancourt. Un Franco-Israélien vaut-il moins qu’une Franco-Colombienne ? Est-ce le signifiant Israël qui suffit à le dégrader ? D’où vient, pour être précis, qu’il n’ait pas vu son portrait accroché, à côté de celui de l’héroïque Colombienne, sur la façade de l’Hôtel de Ville de Paris ? Et comment expliquer que, dans le parc du 12e arrondissement où il a fini par être exposé, il soit si régulièrement, et impunément, vandalisé ? Shalit, le symbole. Shalit, comme un miroir ».

Mais alors, le Franco-Palestinien Hamouri, ne devrait-il pas jouir de la sympathie des autorités et de Lévy ? N’est-il pas emprisonné depuis mars 2005, depuis plus longtemps que Shalit ? Mais peu de gens se préoccupent de son sort, et surtout pas Lévy. Depuis que le comédien François Cluzet a évoqué son cas en novembre 2009 devant un Jean-François Copé qui ne savait même pas qui était Hamouri, le silence est retombé.

Et là aussi, on vérifie le deux poids deux mesures, mais pas celui dont parle Lévy. Un Franco-israélien est un Blanc, il mérite notre sympathie ; un Franco-palestinien, dans le fond, ce n’est qu’un Arabe... En avril 2010, un citoyen franco-palestinien est mort d’une crise cardiaque à la frontière entre Gaza et Israël après avoir été retenu plusieurs heures par les autorités israéliennes qui, selon Lévy, ne sont pas en guerre contre Gaza. En avez-vous entendu parler ? Paris a, paraît-il, demandé que toute la lumière soit faite sur ce décès. On attend toujours, comme on attend toujours les mesures françaises contre les nombreuses violations du droit du personnel diplomatique français en Israël ou contre l’utilisation par le Mossad de passeports français pour l’assassinat d’un dirigeant du Hamas dans les Emirats arabes unis.

Une dernière question, qu’il faut poser sans relâche aux autorités françaises : des soldats disposant d’un passeport français ont-il le droit de servir dans une armée d’occupation, dans des territoires que la communauté internationale et la France considèrent comme des territoires occupés ?

L’article de Lévy se termine par un hommage à la position morale d’Israël qui, pour sauver ses soldats, est prêt à les échanger contre des« assassins potentiels », c’est-à-dire des combattants palestiniens ou libanais.

« En 1982 déjà, Israël relâchait 4 700 combattants retenus dans le camp Ansar, en échange de 8 de ses soldats. En 1985, il en remettait dans la nature 1 150 (dont le futur fondateur du Hamas, Ahmed Yassine) pour prix de 3 des siens. Sans parler des corps, juste des corps, d’Eldad Regev et Ehoud Goldwasser, tués au début de la dernière guerre du Liban, qui furent troqués, en 2008, contre plusieurs leaders du Hezbollah dont certains très lourdement condamnés ! »

Rappelons que les combattants arrêtés en 1982 étaient des membres de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) et des Libanais qui s’étaient opposés à l’invasion de leur pays par les chars du général Ariel Sharon, invasion qui fit des dizaines de milliers de victimes civiles et déboucha sur les massacres de Sabra et Chatila. Doit-on comprendre des propos de Bernard-Henri Lévy qu’Israël menait, à l’époque aussi, une guerre juste ?

Et quand il évoque des personnes lourdement condamnées par la justice israélienne, que croit-il prouver ? Marwan Barghouti, comme plusieurs autres milliers de Palestiniens ont été aussi condamnés par une justice israélienne aussi « aux ordres » que l’était la justice française du temps de la guerre d’Algérie.

Il y a 70 ans, en 1937, des journalistes et des intellectuels expliquaient que la ville basque de Guernica n’avait pas été détruite par l’aviation nazie mais par les républicains espagnols eux-mêmes. Bernard-Henri Lévy durant la guerre contre Gaza de décembre 2008-janvier 2009 paradait sur un char israélien pour prétendre que les destructions étaient moins graves que ce que l’on prétendait. Il réécrit désormais l’histoire et affirme que, contrairement à ce que clamaient des centaines de milliers d’Israéliens en 1982, la guerre du Liban était une guerre juste et que les combattants qui s’opposaient à cette invasion étaient des terroristes.

Paraphrasant Voltaire sur les mercenaires, on pourrait écrire de lui : « Dieu nous préserve de penser que vous sacrifiez la vérité à un vil intérêt ; que vous êtes du nombre de ces malheureux mercenaires qui combattent par des arguments, pour assurer et pour faire respecter les puissants de ce monde. »