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Youssef Abdelké




Un entretien avec Youssef Abdelké

Par Yves Gonzalez-Quijano


Il y a moins d’un mois, les autorités syriennes relâchaient le peintre Youssef Abdelké après une détention de 36 jours, qui a suscité les protestations des milieux culturels syriens et arabes. Déjà emprisonné entre 1978 et 1980, l’artiste s’était rendu par la suite en France avant de rentrer dans son pays après une absence d’un quart de siècle, pour y poursuivre son œuvre artistique, celle d’un des plus importants artistes syriens et arabes, ainsi que son combat au sein de la gauche syrienne. Nous l’avons rencontré à Beyrouth, lors de sa première sortie du territoire syrien après sa détention. Propos sur sa détention, sur l’art, et sur le conflit qui ensanglante la Syrie.

Bienvenue à Beyrouth ! C’est sans doute la première fois que vous quittez la Syrie après la prison et depuis votre retour d’exil.

Cela fait des années qu’il m’est interdit de quitter le pays. C’est mon premier voyage après être resté des années durant, de gré ou de force, en Syrie. La dernière fois que je suis venu à Beyrouth, c’était il y a trois ans et demi.

Pensez-vous que les protestations contre votre arrestation, de la part des « modérés » et de tous ceux qui admirent votre expérience politique et culturelle, ont joué un rôle dans votre libération ? Étiez-vous au courant de ces protestations à l’intérieur de la prison ?

Pour commencer, je veux remercier tous les amis, et tous les autres, journalistes ou non. Une telle solidarité à mon égard, c’est vraiment une manifestation d’humanité. Il n’y a rien qui puisse abattre un prisonnier plus que le fait de se sentir abandonné, de penser que personne ne s’interroge à son sujet. Savoir que quelqu’un, qu’une voix parle de celui qui est détenu donne une capacité extraordinaire à supporter la détention. Alors que dire lorsqu’il s’agit d’une véritable campagne, d’un grand nombre d’amis qui se sentent concernés. En prison, je ne l’ai su qu’à travers une remarque d’un des gardiens qui m’a dit : « Il y a une chaîne qui parle de toi, tu es au courant ? – Non. – On réglera tout ça plus tard ! » a-t-il répondu d’un ton menaçant. Bien entendu, je ne l’ai pas revu ensuite et on n’a rien réglé du tout ! (Rire.) J’ai compris à ce moment-là qu’il se passait quelque chose à l’extérieur. À part cela, les prisonniers sont totalement coupés du monde extérieur. La seule occasion pour eux de recevoir des informations, c’est quand arrive un nouveau prisonnier. Mais ceux qui entrent ne sont pas toujours véritablement préoccupés par la situation politique, ils ont leurs propres soucis, leurs propres problèmes. Mais c’est le seul moyen de rester en contact avec ce qui se passe à l’extérieur.

Est-ce qu’il y a une différence entre cette prison et celle que vous avez connue autrefois ?

Une très grande différence ! Les méthodes de torture qui existaient avant, je trouve aujourd’hui qu’elles étaient bien moins dures. Ils mettaient le prisonnier dans un pneu et le frappaient à coups de gourdin sur les pieds ou sur le dos. Ça me paraît bien gentil par rapport à ce qui se passe maintenant ! Aujourd’hui, ils tirent le prisonnier de la cellule et quand il revient on dirait qu’il est resté enfermé avec une bête féroce ! Il est en sang, il a des zébrures rouges et bleues imprimées sur sa peau, déjà infectées parfois. On n’arrive pas à comprendre comment ils sont arrivés à un tel résultat aussi vite, c’est une violence totalement déchaînée. Comme si la violence qu’il y a aujourd’hui à l’extérieur se répercutait à l’intérieur de la prison. Mais pire que la torture encore, c’est le fait pour le prisonnier de se sentir humilié, d’être dépouillé de toute humanité et toute dignité. Un être humilié qui ne peut pas se défendre devant des gens qui ressemblent à des machines aveugles ! Pas de soins, pas de médicaments. La nourriture est exécrable : chaque jour, des olives le matin, du borghol le soir. Il y a 32 ou 33 ans, quand j’étais prisonnier, on nous apportait du thé : un rêve aujourd’hui ! En plus, tout le monde est entassé dans la même cellule. Une cellule de 6 m sur 8 peut contenir jusqu’à 120 prisonniers. Il fait tellement chaud, il y a u
ne telle humidité qu’on est obligé de se déshabiller. Parfois, on n’a pas le droit de dormir ou de parler. Parfois, c’est un peu moins terrible, comme la cellule où j’ai passé la plus grande partie de ma détention : 3,5 mètres sur 5, nous étions 20, on pouvait dormir ou se laver, et en général nous étions mieux traités.

Avez-vous été torturé ?

Non, je n’ai pas été maltraité non plus. Mais la torture est une pratique quotidienne dans toutes les prisons.

Quelle accusation a-t-elle été portée contre vous ?

Je ne sais pas. Durant le premier interrogatoire, ils m’ont posé des questions à propos d’une réunion avec des amis. Ils m’ont demandé si j’avais parlé de politique. J’ai répondu que oui. Le second interrogatoire a été plus long : ma vie, mes études, mes voyages, ma famille, quelques questions politiques, mais sans accusation particulière. L’interrogatoire s’est terminé sans accusation et le juge a ordonné ma mise en liberté en quelques minutes. Pourquoi mettent-ils en prison quelqu’un un jour, une semaine, un mois, cinq, je n’en sais rien ! Il s’agit d’appareils [de répression] qui pensent différemment de nous. C’est une équation à plusieurs inconnues : l’un est torturé, l’autre non ; l’un est libéré, l’autre, non. Parfois on n’arrive pas à comprendre les véritables raisons des traitements qui sont infligés dans la prison. Quelqu’un peut-il expliquer pourquoi les autorités mettent en prison des hommes politiques et des juristes tels que le docteur Abdel-Aziz al-Khayyer, l’avocat Khalil Maatouk, Adnan al-Debs ou encore Ali al-Chihabi…

Comment avez-vous vécu l’expérience de la prison en tant qu’artiste ?
Comment vous représentiez-vous la scène ? Est-ce que vous pensiez aux œuvres que vous dessineriez une fois que vous seriez dehors ?

En prison, c’est tellement différent qu’on ne pense pas à ces choses-là ! Bien sûr j’ai pensé à des tableaux mais ce qui occupe tout l’esprit, c’est de se retrouver prisonnier de quatre murs sans la moindre issue ! On pense sans cesse aux petites choses de la prison : comment manger, dormir, se laver, boire, des choses qui mobilisent tout ton temps… Avec en plus les rêves…

Vous voulez dire les cauchemars ?

Non, les rêves ! Des rêves différents. Un des moyens de se protéger pour le prisonnier, c’est de continuer à rêver à toutes sortes de projets, à des rencontres avec des amis, à des promenades dans des lieux sans murs. Rêver c’est une façon de se protéger pour le prisonnier, de garder une sorte d’équilibre. Mais travailler, réfléchir à des vraies questions artistiques, c’est possible seulement une fois sorti de prison. Bien entendu, l’artiste emmagasine des idées, des sentiments, des sensations, qui ressortent avec le temps. Jusqu’à présent je n’ai encore rien fait mais j’ai toutes sortes de projets. J’ai aussi le sentiment que ce sur quoi je travaillais ces derniers temps n’est pas encore achevé. Du coup, il est encore trop tôt pour que je commence quelque chose de nouveau.

Dans vos dessins, vous vouliez montrer la violence, comme une manière de la refuser. Après la violence de la prison et tout ce que vous voyez aujourd’hui en dehors de la prison, est-ce qu’on peut imaginer que cela va modifier votre style ?

Je pense que la violence de la prison fait partie de la violence de la société et de la vie politique. Ce qui me m’angoisse vraiment, et c’était l’axe de mon travail ces derniers temps, c’est l’idée de la mort, la mort comme perte que rien ne pourra remplacer au niveau individuel.

On dirait que vos précédentes œuvres représentaient déjà les massacres avant qu’ils n’aient eu lieu. Maintenant que tout cela est arrivé, que dessiner ?

Qu’une personne perde la vie à cause d’un slogan, qu’il s’agisse d’un défenseur de régime ou d’un opposant, c’est une chose insupportable ! L’idée qu’un homme vienne à mourir, c’est une perte épouvantable au point de vue humain et c’est ce qui se passe pour des dizaines de milliers de Syriens. C’est ce qui leur arrive, à eux, à leurs parents, à leurs enfants, à ceux qu’ils aiment, à leurs amis… Pour moi la mort est une chose insupportable, c’est à cela que je pense pour l’essentiel ces temps-ci. C’est une idée qu’il est difficile d’exprimer rationnellement. Je ne peux pas supporter que quelqu’un meure parce qu’il a dit quelque chose ou qu’il a manifesté ou qu’il a fait quelque chose sur le plan politique. Rien ne mérite un tel châtiment. C’est une question existentielle, au plus profond de moi, qui me bouleverse totalement, et qui va bien au-delà de l’univers de la politique. Je pars du principe que les gens ne méritent pas un tel destin. Tout peut être réparé sauf la mort. Si on se met à la place des mères qui ont perdu leurs enfants, qu’est-ce qu’elles peuvent bien ressentir ? C’est un véritable vol de leur vie, une blessure ouverte avec laquelle elles vivront jusqu’au jour de leur mort.

Cela veut dire que vous dessinez la mort pour la refuser, comme vous le faites avec la violence ?

Voilà un moment que je travaille sur cette question. Je pense qu’aucun travail artistique, qu’il s’agisse de littérature, de musique ou de quoi que ce soit d’autre, n’a de poids face à l’idée de la mort, même si les créateurs travaillent pour s’en approcher, parce qu’il y a dans la mort une violence qui va au-delà du pouvoir des artistes, au-delà des limites humaines de l’expression. Ils s’efforcent d’y arriver, sans savoir jusqu’à quel point ils y parviennent ou non, c’est le temps qui le dira. C’est vraiment quelque chose de difficile.

Vous avez certainement déjà commencé à penser à ce nouveau projet, vous avez imaginé des choses qui commencent à s’accumuler dans votre tête. Pouvez-vous nous en dire davantage sur ce nouveau projet artistique ?

Dans mes dessins au charbon sur feuille, il y avait quelque chose qui s’approchait déjà de cela, en rapport avec ce que signifie la mort, avec sa symbolique, par exemple lorsque je dessine un oiseau mort ou un couteau fiché dans une table à côté d’un oiseau. Mais ce que je fais à présent est vraiment très différent de ce sur quoi j’ai travaillé durant les dix années passées. Je travaille sur des gens, sur des personnages. Je sens quelque chose de fort en moi-même, je ne saurais pas l’expliquer, quelque chose qui me pousse à dessiner non pas la symbolique de la mort, ni même les gens « ordinaires », « stylisés ». Je veux dessiner des gens qui ressemblent aux vendeurs de foul, au loueur de bicyclettes du quartier. Ce sont des gens faits de chair et de sang. Parler de la mort de façon générale, c’est insupportable par rapport à la violence de la mort, à sa totale injustice. Il faut vraiment montrer que les morts, les victimes, les martyrs, ce sont les gens du quartier, les voisins. Il faut absolument qu’ils soient vraiment présents, ce n’est pas juste une envie comme ça…

Dans votre célèbre portrait, intitulé « Le martyr », on a l’impression que vous avez dessiné la mort elle-même, et pas simplement son action sur les vivants. C’est cela que vous recherchez, l’effet de la mort ?

Je ne veux pas dessiner la mort elle-même. C’est difficile de parler de la mort comme d’une idée philosophique parce que c’est également quelque chose qu’on ressent physiquement, qui touche profondément, qui peut bouleverser, dominer toute autre pensée en un instant…

Mais vous avez déjà représenté la mort, cette chose qui arrive, directement dans des œuvres comme « Le moineau » ou encore « Le martyr », ou dans ces dessins de bras arrachés. Pourquoi représentez-vous les choses comme elles sont, juste en vous plaçant à leur niveau ?

Je crois qu’il est difficile de répondre à cette question, parce qu’il y a des motivations qu’il est difficile de saisir. La mort est tellement dure, immédiate, qu’il est difficile d’en parler d’une manière symbolique ou générale, cela n’est pas à la hauteur de ce qui vous pousse à le faire. Il se passe des choses comme on n’en a pas vu depuis des siècles. Il y a longtemps qu’on n’avait pas vu des foules aussi nombreuses protester, autant de manifestants dans les rues, dans les villes, dans les villages. Il s’agit d’un événement qui est peut-être en train d’ouvrir une nouvelle époque, de permettre des relations différentes entre les citoyens et le pouvoir, qui va peut-être redessiner la géopolitique de la région, pas seulement en Syrie mais dans toute la région, un vrai tournant dans l’histoire moderne pour ce pays et sa région. Cela va se payer au prix fort.

Avant de passer aux sujets politiques, on peut dire que, dans votre art, il y a une représentation traditionnelle de la mort, en noir et blanc. Dès lors que la mort n’est plus celle d’avant, peut-on s’en tenir au noir et blanc ?

L’univers du dessin et celui des couleurs, ce sont deux choses à la fois différentes et totalement liées. Il faut savoir ce que l’on a envie de faire, et ce dont on est capable. Le noir et le blanc, ce sont mes outils en tant que dessinateur, c’est avec eux que se joue le combat entre traits et surface, un combat et en même temps une harmonie. C’est très différent des outils du coloriste qui associe les couleurs chaudes et froides. De ce point de vue, il n’y a pas de rapport entre le blanc le noir et les sujets traités. Le blanc et le noir, comme les couleurs, peuvent permettre de traiter les sujets les plus légers ou les plus dramatiques.

Pendant votre détention, on a pu suivre les réactions et les prises de position des uns et des autres : certains réclamaient votre liberté, d’autres se réjouissaient de voir ce qui vous arrivait. Vous êtes à la fois rejeté par le pouvoir et par une porte bonne partie des franges de l’opposition. C’est un peu paradoxal de voir Youssef Abdelké, l’homme de gauche, apparaître aujourd’hui comme un « modéré ». Qu’est-ce que vous pensez de cette « modération » ?

Je ne suis pas d’accord avec cette idée de modération. Permettez-moi de vous dire que la politique n’est plus rien quand elle est dominée par la haine, les sentiments, les instincts, l’esprit de vengeance. Rien ne demande autant de réflexion, d’analyse objective que la politique ! La question de la liberté l’emporte sur toutes les divergences politiques et par conséquent celui qui donne plus d’importance à des divergences politiques qu’à la question de la liberté commet une faute politique contre lui-même et par rapport à son combat politique. Il y a deux oppositions en Syrie. Je comprends qu’il y ait des divergences politiques mais pas qu’il y ait un tel affrontement sur les questions qui nous réunissent tous.

Il y a plus que deux oppositions…

Globalement, il y a une opposition qui a un agenda extérieur et qui s’efforce de provoquer une intervention militaire étrangère parce qu’elle pense que cette intervention réglera les choses à son avantage. Et il y a une opposition intérieure qui veut un changement total, accompli par les Syriens eux-mêmes et pour eux. Elle refuse toute intervention [extérieure] parce que cette intervention, c’est le premier pas vers l’occupation et la division du pays en « comtés » confessionnels, une chose dont l’administration américaine n’a pas caché qu’elle œuvrait à sa réalisation. Une autre chose, c’est cette malheureuse tendance à l’émiettement dans les cercles de l’opposition. Il y a un nombre incalculable de conflits, entre partis, confessions, clans, personnes… Les financements étrangers y jouent un grand rôle. Cet éparpillement de l’opposition, et en particulier l’opposition extérieure, n’est pas à la hauteurs des souffrances du peuple syrien. Quand on regarde les hommes politiques, on dirait qu’il n’y en a pas un seul qui ait de l’envergure, quelqu’un qui aurait le sens de l’intérêt collectif et qui répondrait aux espoirs du peuple syrien et à ses sacrifices héroïques. A côté de tout cela, qu’Untel ou Untel soit emprisonné, cela n’a vraiment qu’une importance secondaire.

Vous avez payé, pour l’opposition, le prix de vos déclarations contre l’utilisation des armes. Où entraînent-elles la Syrie, ces armes ?

J’ai dit ce que j’avais à dire sur la question des armes à la fin de l’année 2011. J’ai dit alors, en gros, que cela revenait à voler la révolution syrienne, que c’était la conduire vers des horizons qui n’avaient rien à voir avec la révolution. Aujourd’hui même un aveugle peut se rendre compte que les armes et les financements de l’étranger ont conduit la révolution syrienne à des objectifs qui n’ont rien à voir avec elle, à des hypothèses qui n’ont rien à voir avec les aspirations du peuple syrien. Une bonne partie de ceux qui participent à l’opposition armée, on ne sait rien de ce qui les anime, on ne sait pas jusqu’à quel point ils dépendent de l’étranger, quels sont leurs objectifs. Beaucoup d’entre eux ont toutes les qualités, sauf celle d’être les défenseurs du peuple syrien, de ses choix et de son avenir. Les armes ont détourné la révolution syrienne de ses objectifs initiaux, la liberté, la dignité, la démocratie, la justice, un gouvernement de la société civile (al-dawla al-madaniyya). Peu à peu, elles lui ont fait perdre son soutien populaire. Toute révolution qui ne présente pas un modèle moral supérieur à celui du régime contre lequel elle se révolte perd son sens et son soutien auprès de la population.

Il y a une autre chose qui apparaît aujourd’hui dans la situation en Syrie, c’est que l’absence d’une direction, de dirigeants, tellement vantée par nombre de journalistes et de commentateurs comme un signe de « démocratie », et bien ce n’est pas vrai ! Une révolution qui ne possède pas une vision claire de sa tactique et de ses objectifs stratégiques ne peut pas réussir. Voilà le résultat de ces groupes armés qui pullulent, de ces chefs innombrables, des armes et des financements qu’ils ont reçus. Voilà ce qui a conduit la lutte à cette situation pitoyable. Une situation où les groupes armés sont tellement éparpillés qu’ils ne sont capables de rien, et encore moins de faire quelque chose en faveur du peuple syrien et du changement. Aujourd’hui il y a des groupes avec des motivations idéologiques et politiques si différentes qu’ils sont parfois capables de se battre les uns contre les autres ! Tout comme il y a des parties qui sont bien davantage liées à leurs intérêts extérieurs qu’à ceux du peuple syrien. De ce point de vue, les armes n’ont pas aidé le peuple syrien à se rapprocher de ses objectifs. Tout ce qu’elles ont fait, c’est rendre plus lourd le coût humain et matériel de la révolution.

On pourrait se demander : est-ce que l’action pacifique aurait permis au peuple syrien d’arriver à ses objectifs ? Je pense que c’était impossible au regard de la violence bestiale par laquelle on a répondu aux manifestations pacifiques. Mais il faut tout de même se demander aussi : est-ce que les armes ont permis à la révolution d’atteindre ses objectifs ? La réponse est un non sans appel. Le sang syrien coule aujourd’hui à flots, le pays s’enfonce toujours davantage dans la violence et le confessionnalisme, et on ne voit pas de lumière au bout du tunnel.

Et après tout cela, comment voyez-vous l’évolution de la lutte ?

Un an après le déclenchement de la révolution, les forces locales n’étaient plus essentielles, elles n’avaient plus leur mot à dire dans les combats. Les forces internationales avaient la haute main sur le cours des opérations. Les forces locales, qu’il s’agisse des forces du régime ou des forces de l’opposition gardent une certaine marge de manœuvre mais l’essentiel de la décision se fait à l’étranger. Dès lors, aucune force internationale n’accepte la défaite de son allié local. S’il est affaibli par une défaite sur le terrain, la partie étrangère le renforce. C’est ainsi qu’on peut comprendre l’insistance américaine pour déclencher une frappe à cause de l’utilisation de l’arme chimique, pourtant utilisée à quatre reprises auparavant comme le reconnaissent les Américains eux-mêmes. Ils ne se sont mis en ordre de bataille que lorsque l’équilibre des forces militaires a été modifié sur le terrain.

Malheureusement ce qui est appelé à durer, c’est la violence et la destruction qui finiront par provoquer la division du pays, sauf en cas d’accord politique au niveau international, avec sa traduction au niveau intérieur, sa mise en œuvre par les parties locales. Le problème c’est que les parties locales continuent à croire qu’elles peuvent l’emporter et que la « victoire » réclame un peu de patience. Mais il n’y aura ni vainqueur ni vaincu, tout le monde sera perdant. Nous sommes dans un trou noir, sans solution visible.

Les conflits entre intellectuels ont été tout aussi violents, et même parfois davantage, que les combats sur le terrain. A votre avis, c’est quelque chose de normal ou bien s’agit-il d’une évolution injustifiable ?

Ce qui se passe en Syrie est exceptionnel à tous points de vue. Les oppositions violentes ou politiques se reflètent naturellement au sein des intellectuels. Peut-être que cela se voit particulièrement à cause de la place qu’ils occupent, à cause des médias. Les divisions sont parfaitement naturelles dans une situation aussi exceptionnelle. La révolution syrienne a été pour tous un examen, une véritable épreuve pour savoir vraiment ce qu’ils pensaient, pour révéler leurs véritables aspirations au changement, même si le « changement » suscite la peur chez beaucoup de gens, intellectuels ou non. Ce que je veux dire, c’est que le régime ce n’est pas simplement l’institution militaire, les services de renseignements, un gouvernement, des batteries de missiles, des avions, etc. Le régime possède une base populaire que l’opposition a méprisée. Je crois qu’il aurait fallu la gagner à soi. Mais cela n’a pas été fait et en fin de compte cela a nui à la révolution car cela a réduit sa base populaire.

Les circonstances exceptionnelles que traverse la Syrie ont fait surgir une foule d’analystes, de sociologues, de politologues et de stratèges en tous genres. Des gens qui n’avaient jamais rien montré de toute leur vie, dont on n’avait jamais entendu parler, qui n’avaient aucun rôle politique et qui ont tout à coup obtenu des positions importantes. Les financements étrangers ont joué un rôle important dans la visibilité de ces gens-là, de ces personnes marginales jusque-là dans la vie politique, et cela pour des raisons qui ont quelque chose à voir avec cette énorme éponge qu’on appelle les médias et qui a besoin de ces gens-là : ceux qui financent ont besoin de personnes pour les représenter.



Le « Printemps arabe » et l’Occident : sept leçons de l’histoire




Le « Printemps arabe » et l’Occident : sept leçons de l’histoire


Seumas Milne

Ce n’est pas sans une vraie raison que, plus que dans toute autre partie de l’ancien monde colonisé, le Moyen-Orient n’a jamais été complètement décolonisé. Recouvrant la plus grande partie des réserves de pétrole mondiales, le monde arabe a été la cible d’ingérences et d’interventions continuelles depuis qu’il est devenu officiellement indépendant.

Découpé en États artificiels après la Première Guerre mondiale, il a été bombardé et occupé - par les USA, Israël, la Grande-Bretagne et la France - et verrouillé par des bases US et des tyrannies soutenues par l’Occident. Comme la blogueuse palestinienne Lina Al-Sharif l’exprimait sur Twitter le Jour de l’armistice cette année, « ici, la Première Guerre mondiale n’a jamais pris fin parce que nous, au Moyen-Orient, nous en vivons toujours les conséquences ».

Les insurrections arabes qui ont éclaté en Tunisie il y a un an ont porté sur la corruption, la pauvreté et le manque de liberté, plutôt que sur la domination occidentale ou l’occupation israélienne. Mais du fait qu’elles aient été lancées contre des dictatures soutenues par l’Occident, elles constituent une menace immédiate pour l’ordre stratégique.

Depuis la chute d’Hosni Moubarak en Égypte, les puissances occidentales, avec leurs alliés du Golfe, ne cessent de contre-attaquer, pour acheter, écraser ou détourner les révolutions arabes. Et elles ont acquis une très grande expérience pour ce faire : chaque foyer d’insurrection arabe, de l’Égypte au Yémen, a vécu pendant des décennies sous la domination impérialiste. Tous les principaux États de l’OTAN qui ont bombardé la Libye par exemple (les USA, la Grande-Bretagne, la France et l’Italie) ont eu, de mémoire d’homme, des troupes qui ont occupé le pays.

Si les révolutions arabes prennent en main leur avenir, alors, il leur faudra garder un œil sur leur passé récent. Voici sept leçons de l’histoire du Moyen-Orient entremêlée avec celle de l’Occident, avec la gracieuse permission de Pathé News pour utiliser leurs archives, et la voix de l’ère coloniale de la perfide Albion.

1 - L’Occident n’a jamais renoncé à contrôler le Moyen-Orient, quels que soient ses revers

Revenons à cette dernière fois où les États arabes ont commencé à se sortir de l’orbite occidentale, dans les années mille-neuf-cent-cinquante, sous l’influence du panarabisme de Nasser. En juillet 1958, des officiers radicaux de l’armée nationaliste iraquienne ont renversé un régime corrompu et répressif, soutenu par l’Occident (ça vous rappelle quelque chose ?), cantonné dans les garnisons des forces britanniques.

L’éviction de la monarchie docile iraquienne a semé la panique chez Pathé. L’Iraq, richesse pétrolière, était devenu le « site à risque numéro un », alertait Pathé dans sa première de ses dépêches sur l’évènement. Malgré le « patriotisme » du roi Faycal, « ancien élève d’Harrow » - et dont « personne ne peut douter » nous assure la voix off - les évènements se sont précipités, « pour le malheur de la politique occidentale ».

Mais dans les quelques jours qui ont suivi - comparés avec les deux mois qu’il a fallu pour intervenir en Libye cette année -, la Grande-Bretagne et les USA ont envoyé des milliers de soldats en Jordanie et au Liban pour empêcher que deux autres régimes alliés d’être contaminés par la révolte nassérienne. Ou, comme le dit Pathé News dans son article suivant, pour « arrêter la gangrène ».

Ils n’avaient aucune intention de laisser l’Iraq révolutionnaire laissé à lui-même. Moins de cinq ans plus tard, en février 1963, les renseignements états-uniens et britanniques soutenaient le coup d’État sanglant qui porta les baasistes de Saddam Hussein au pouvoir.

Revenons directement à 2003, quand les USA et la Grande-Bretagne envahirent et occupèrent le pays tout entier. L’Iraq revenait finalement sous le total contrôle occidental - au prix de massacres sauvages et de destructions. C’est la force de la résistance iraquienne qui, au bout du compte, a conduit au retrait américain de cette semaine - mais même après ce retrait, 16 000 agents de sécurité, formateurs et autres vont rester sous le commandement US. En Iraq, comme dans le reste de la région, ils ne partent jamais, à moins d’y être contraints.

2 - On peut compter sur les puissances impérialistes pour se leurrer toutes seules sur la pensée réelle des Arabes

Le présentateur de Pathé News - et les occupants colonialistes de l’époque - ont-ils cru vraiment à la sincérité « des milliers d’Arabes » figés qui acclamaient le dictateur fasciste Mussolini sur son parcours dans les rues de Tripoli, dans la colonie italienne de Libye en 1937 ? Vous ne devinez donc rien à voir leurs visages apeurés ?

Rien dans ce film d’actualité ne laisse soupçonner qu’un tiers de la population de Libye est mort sous la brutalité du joug colonial italien, ni l’existence du mouvement de résistance héroïque libyen dirigé par Omar Mukhtar, pendu dans un camp de concentration italien. Mais le « masque de l’impérialisme » porté par Mussolini comme le décrit la voix off est le même que celui des politiciens britanniques de l’époque

Et la dépêche de Pathé sur la visite de la Reine dans la colonie britannique d’Aden (aujourd’hui intégrée au Yémen), quelques années plus tard, est étrangement semblable, avec « des milliers de loyaux sujets l’acclamant », supposés accueillir « leur propre Souveraine » que l’on décrit allégrement comme un « exemple remarquable du développement colonial ».

Si remarquable en réalité qu’à peine dix ans plus tard, les mouvements de libération du Sud Yémen contraignaient les troupes britanniques à évacuer le dernier bastion de l’Empire, mais après avoir frappé, torturé et assassiné sur leur chemin tout en traversant le district Crater d’Aden : un ex-membre de l’escouade britannique a expliqué dans un documentaire sur la BBD en 2004, qu’il ne pouvait pas donner plus de détails, de crainte d’être poursuivi pour crimes de guerre.

Mais il est beaucoup plus facile de voir les choses à travers la propagande d’époques et de régions autres que les nôtres - surtout quand cette propagande a le caractère grotesque de celle dans les années cinquante d’un Harry Enfield ou d’un Cholmondley Warner .

Il est bien connu que les néocons s’attendaient à ce que ce ne soit qu’une promenade en Iraq et la couverture états-unienne et britannique de l’invasion a toujours montré les Iraquiens jetant des fleurs aux troupes d’invasion, alors que la résistance armée était en pleine mobilisation. Et les reportages télévisés britannique montrant les troupes britanniques « protégeant la population locale » contre les Taliban en Afghanistan peuvent de façon frappante rappeler les actualités des années cinquante à Aden et Suez.

Même durant les insurrections de cette année, en Égypte et en Libye, les médias occidentaux n’ont souvent vu que ce qu’ils voulaient voir dans la foule place Tahrir ou à Benghazi ; surpris seulement, disaient-ils, de voir les islamistes contrôler la situation ou gagner les élections. Quoiqu’il puisse arriver ensuite, il est probable qu’ils ne l’obtiendront pas.

3 - Les grandes puissances sont parfaitement rodées pour magnifier les régimes alliés afin de préserver leur flot de pétrole

Quand il s’agit des autocraties réactionnaires du Golfe, pour être juste, on ne les considère pas comme vraiment gênantes. Mais avant que la vague d’anti-impérialisme des années cinquante ne touche un bon nombre d’entre elles, Britanniques, Français et Américains ont travaillé dur pour déguiser ces régimes de larbins de l’époque en démocraties constitutionnelles pleines d’avenir.

Parfois, ces efforts se sont avérés vains, et ce reportage houleux sur la « première tentative importante de démocratie » en Libye sous le règne du roi fantoche Idris ne fait rien pour le cacher.

La fraude éhontée des élections de 1952 au détriment de l’opposition islamique a déclenché des émeutes et tous les partis politiques ont été interdits. Puis Idris a été renversé par Kadhafi qui a nationalisé le pétrole et fermé la base américaine de Wheelus - sauf qu’aujourd’hui le drapeau du roi flotte à nouveau à Tripoli grâce à l’OTAN, tandis que les compagnies pétrolières occidentales attendent d’engranger leurs profits.

Les élections ont été truquées et des milliers de prisonniers politiques torturés dans les années cinquante en Iraq. Mais à en croire les officiels britanniques - incrustés en tant que « conseillers » à Bagdad et présents dans leur base militaire de Habbaniya - et les actualités présentées dans les cinémas britanniques à l’époque, l’Iraq de Faycal était une démocratie bienveillante et dynamique.

Sous le regard vigilant des ambassadeurs états-unien et britannique, et de « Mr Gibson » de la British Iraq Petroleum Company, nous voyons le Premier ministre iraquien, Nuri Said, inaugurant le champ pétrolier de Zubair, près de Basra, en 1952, pour, disait-il, ouvrir « des écoles et des hôpitaux » grâce au « travail commun de l’Orient et de l’Occident ».

En réalité, ce ne sera possible que lorsque le pétrole aura été nationalisé, et six ans plus tard, Said était assassiné dans les rues de Bagdad alors qu’il tentait de s’échapper sous un déguisement de femme. Un demi-siècle plus tard, les Britanniques reprenaient le contrôle de Basra, alors qu’aujourd’hui les Iraquiens se battent pour empêcher une nouvelle saisie de leur pétrole dans un pays dévasté que les politiciens britanniques s’entêtent à qualifier de démocratie.

Pour tout « printemps arabe », abandonner l’autodétermination pour adopter l’Occident peut évidemment conduire à une telle évolution, et les régimes dévoués qui ne sont jamais sortis de l’orbite de l’Occident, comme l’État policier corrompu de Jordanie, ont toujours été salués comme des îlots de bonne gouvernance et de « modération ».

4 - Les peuples du Moyen-Orient n’oublient pas leur histoire, même si c’est le cas des USA et de l’Europe

Le fossé pourrait difficilement être plus large. Quand l’ancien ministre de l’Information de Nasser et journaliste chevronné, Mohamed Heikal, a prévenu récemment que les insurrections arabes allaient être utilisées pour imposer un nouvel « accord Sykes-Picot » - le dépeçage et le partage, pendant de la Première Guerre mondiale, de l’Orient arabe entre les Britanniques et la France -, les Arabes et d’autres au Moyen-Orient savaient exactement ce qu’il voulait dire.

Sykes-Picot a façonné la région tout entière et ses relations avec l’Occident. Mais pour la plupart des non-initiés de Grande-Bretagne et de France, Sykes-Picot aurait tout aussi bien pu, à l’époque, être une obscure marque de râpe à fromage électrique.

Il en va de même pendant plus d’un siècle d’ingérence anglo-améracine, d’occupation et de subversion antidémocratique contre l’Iran. La presse britannique a exprimé sa perplexité devant l’hostilité iranienne aux Britanniques quand leur ambassade à Téhéran a été saccagée par des manifestants le mois dernier. Mais quand vous connaissez le dossier historique, qu’y a-t-il de si surprenant ?


Le cynisme orwellien du rôle de la Grande-Bretagne est très bien saisi dans le reportage de Pathé sur le renversement en 1953 du dirigeant iranien démocratiquement élu, Mohammed Mossadegh, après qu’il ait nationalisé le pétrole iranien.

Les manifestants pro-Mossadegh y sont présentés comme des gens violents, destructeurs, alors que le coup d’État fomenté par la CIA et le MI6 qui l’a évincé est accueilli comme « un coup de théâtre » populaire. Les actualités accusent Mossadegh, qui avait été élu, de « quasi-dictateur » ; à son procès pour trahison qui s’en est suivi, celui-ci exprimera l’espoir que son propre sort serve d’exemple pour « briser les chaînes de la servitude coloniale ». Quant au véritable dictateur, le Shah, soutenu par l’Occident, et dont l’autocratie violente a pavé le chemin de la Révolution iranienne et de la République islamique 26 ans plus tard, il est salué comme le souverain du peuple.


Aussi, quand les politiciens occidentaux s’insurgent contre l’autoritarisme iranien ou se revendiquent comme les champions des droits démocratiques, tout en continuant de collaborer avec une kyrielle de dictatures dans le Golfe, il n’y en a pas beaucoup au Moyen-Orient qui les prennent au sérieux.

5 - L’Occident a toujours présenté les Arabes qui persistent à vouloir prendre leurs affaires en main comme des fanatiques

Le soulèvement révolutionnaire qui a débuté en décembre dernier à Sidi Bouzid est loin d’être le premier contre le règne oppressif en Tunisie. Dans les années cinquante, le mouvement contre le joug colonial français a naturellement été dénoncé par les gouvernements colonialistes et leurs partisans comme « extrémiste » et « terroriste ».

Pathé News n’a certainement pas soutenu leur campagne pour l’indépendance. En 1952, Pathé a condamné une attaque contre un bureau de police comme étant une « explosion de l’agitation nationaliste » à travers l’Afrique du Nord. Et alors que la police coloniale disait procéder à « une recherche vigoureuse des terroristes » - même si les hommes déconcertés qui étaient extirpés de leurs maisons au bout du fusil ressemblaient plus aux « suspects habituels » du capitaine Renault à Casablanca -, le présentateur de Pathé se plaignait que, « une fois de plus, les fanatiques avaient bougé et fait empirer les choses ».

Il voulait parler des nationalistes tunisiens, évidemment, et non du régime de l’occupation française. Le nationalisme arabe a depuis été éclipsé par la montée des mouvements islamistes qui, à leur tour, ont été rejetés comme « fanatiques », tant par l’Occident que par certains anciens nationalistes. Alors que les élections font monter les partis islamistes au pouvoir, l’un après l’autre, dans le monde arabe, les USA et leurs allies tentent de les apprivoiser, sur le terrain de la politique étrangère et économique, pas sur les interprétations de la charia. Ceux qui succomberont seront des « modérés », les autres resteront des « fanatiques ».

6 - Une intervention militaire étrangère au Moyen-Orient apporte la mort, la destruction et divise pour mieux régner

Est-il nécessaire de se plonger dans les archives pour analyser cela. L’expérience de la dernière décennie est suffisamment explicite. Qu’il s’agisse d’une invasion à grande échelle et d’une occupation, comme en Iraq où des centaines de milliers de personnes ont été tuées, ou qu’il s’agisse de bombardements aériens pour changer le régime en brandissant le drapeau de la « protection des civils », comme en Libye où des dizaines de milliers de personnes ont été tuées, le coût humain et social est toujours catastrophique.

Et ceci a été vrai tout au long de l’histoire maléfique de l’implication occidentale au Moyen-Orient. Dans le film muet de Pathé sur la dévastation de Damas par les forces coloniales françaises lors de la révolte syrienne de 1925, ce pourrait tout aussi bien être Falluja en 2004 ou Syrte cet automne, si vous enlevez les fez et les casques coloniaux.

Trente ans plus tard et pour Port-Saïd, ce fut la même chose lors de l’invasion anglo-française de l’Égypte en 1956, date à laquelle les USA ont supplanté les anciens États coloniaux européens en tant que puissance dominante dans la région.

Ce reportage sur les troupes britanniques attaquant Suez, troupes d’invasion occupant et détruisant encore et toujours une ville arabe, pourrait tout aussi bien montrer Basra ou Beyrouth ; c’est devenu une spécificité tellement routinière du monde d’aujourd’hui, et en lien constant avec l’ère coloniale.

Ainsi en va-t-il de la tactique impériale classique qui utilise les diversités ethniques et religieuses pour renforcer l’occupation étrangère : que ce soit les Américains en Iraq, les Français dans la Syrie ou le Liban colonisés, ou les Britanniques quasiment partout où ils vont. Les archives Pathé sont pleines de films d’actualités où l’on voit les troupes britanniques que l’on prétend acclamées comme « gardiennes de la paix », au milieu de populations hostiles, de Chypre à la Palestine, pour mieux en garder le contrôle.

Et maintenant, le sectarisme religieux et les divisions ethniques, exacerbés sous l’occupation US-britannique de l’Iraq, sont mobilisés par les alliés de l’Occident dans le Golf pour contrer ou détourner les défis du réveil arabe : avec l’écrasement du soulèvement au Bahreïn, l’isolement des troubles chiites en Arabie saoudite et le conflit de plus en plus sectaire en Syrie - où une intervention étrangère ne ferait que plus de morts et enlèverait aux Syriens le contrôle de leur propre pays.

7 - La couverture par l’Occident de la colonisation de la Palestine bloque en permanence toute relation normale avec le monde arabe

Israël n’aurait pu être créé sans le joug impérial de trente ans de la Grande-Bretagne sur la Palestine et sans son parrainage de la colonisation juive européenne à grande échelle sous couvert de la déclaration Balfour en 1917. Manifestement, une Palestine indépendante, avec une écrasante majorité arabe palestinienne, ne l’aurait jamais accepté.

Cette réalité est prouvée dans ce film de Pathé News à l’époque de la révolte arabe contre le mandat britannique à la fin des années trente, montrant des soldats britanniques capturant des « terroristes » palestiniens à Naplouse et Tulkarem, en Cisjordanie occupée, tout comme le fait leur successeur israélien aujourd’hui.

Ces troupes sont là pour assurer la sécurité des colons juifs, déclare le présentateur dans le film, avec le ton essoufflé des voix off des années trente -, «  des troupes britanniques, toujours vigilantes, toujours protectrices ». Cette relation va s’effondrer quand la Grande-Bretagne va limiter l’immigration juive vers la Palestine, à la veille de la Deuxième Guerre mondiale.

Le réflexe colonial des Britanniques, en Palestine ou ailleurs, est toujours de se présenter comme les « gardiens de la loi et de l’ordre » contre les « menaces de rébellion » et comme les « maîtres de la situation », comme dans ces actualités délirantes de 1938 filmées à Jérusalem.

Mais le lien crucial d’origine entre la puissance impériale occidentale et le projet sioniste est devenu une alliance stratégique permanente après l’implantation d’Israël, tout au long des expulsions et dépossessions des Palestiniens, des multiples guerres, des 44 années d’occupation militaire et de la colonisation illégale toujours en cours de la Cisjordanie et de la bande de Gaza.

Le caractère inconditionnel de cette alliance, qui reste le pivot de la politique US au Moyen-Orient, est l’une des raisons qui font que les gouvernements arabes démocratiquement élus constatent probablement qu’il est plus difficile pour eux de jouer les dupes du pouvoir américain que ce ne le fut pour les monarchies dictatoriales de Moubarak et du Golfe. Comme la Grande-Bretagne avant eux, les USA pourraient bien avoir quelque difficulté à rester les « maîtres de la situation » au Moyen-Orient. 


Au Liban, le double exil des Palestiniens



Au Liban, le double exil des Palestiniens


Par Marina Da Silva

A la suite des affrontements provoqués en 2007 par des islamistes infiltrés, le camp palestinien de Nahr Al-Bared, au Liban, a été détruit. Depuis, les habitants tentent de revenir. Mais la reconstruction réveille bien des craintes : chez les Palestiniens, la peur d’un contrôle et d’une répression accrus, et pour les autorités, celle de l’installation définitive des réfugiés.

« La situation à Nahr Al-Bared est un désastre. » Combien de fois avons-nous entendu ce constat sans appel ? Il nous a fallu huit jours pour obtenir l’autorisation d’entrer — et encore : sous escorte militaire — dans ce camp palestinien, à seize kilomètres au nord de Tripoli, où le groupe Fatah Al-Islam et l’armée libanaise s’étaient opposés du 20 mai au 2 septembre 2007 (1). A l’issue des combats, le saccage s’est poursuivi. Le vieux camp a été détruit à 95 %, et les alentours dévastés. Parqués dans une zone d’attente effroyable, close à tous les regards, les deux tiers de ses trente mille réfugiés y sont revenus.

Nahr Al-Bared était le second camp palestinien du Liban en nombre d’habitants. C’était aussi l’un des plus paisibles et des moins enclavés. Edifié en 1949 sur une surface d’à peine 0,2 kilomètre carré, d’abord avec des tentes, ensuite avec des constructions en dur enchevêtrées, il est bordé au nord-ouest par la mer, « celle des pauvres », comme l’appelaient ses habitants parce qu’elle ramenait avec elle toute la pollution de la ville industrielle. Sa population ne cessant d’augmenter, le camp a mordu sur deux communes voisines, Bhanine et Muhmarra, sur une surface trois à quatre fois plus vaste mais moins peuplée, communément appelée « le nouveau camp ».

« C’était un véritable pôle d’activité, le seul camp où l’on trouvait nombre de bijouteries, raconte Hodda, qui venait régulièrement y travailler avec l’association de femmes Najdeh. Les Libanais aussi venaient y faire leurs courses, acheter parfois des marchandises de contrebande en provenance de Syrie. » C’est désormais du passé. Les habitants se sentent trahis : « Ils ont évacué le camp à la demande de l’armée et des organisations palestiniennes, mais, pour eux, la reddition de quelque quatre cents djihadistes ne peut justifier la destruction à une telle échelle. »

La première vague de réfugiés à revenir, en octobre 2007, a subi un choc terrible : « Le camp a été rasé au bulldozer. Nos maisons ont été saccagées, pillées, nos lieux de culte profanés. Nous avions tout laissé. Je n’ai même plus une seule photo. On a tout perdu ! Même notre mémoire », se lamente Abou Ghassan, rencontré au camp de Chatila, à Beyrouth, où se sont installées deux cents familles. Mais une grande partie des habitants, près de huit mille personnes, s’est retrouvée à Badaoui, un autre camp palestinien qui jouxte Tripoli et qui a vu sa population doubler en 2007.

Il a fallu plus d’une année pour résoudre, grâce à l’Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine au Proche-Orient (UNRWA) et à l’ensemble des organisations palestiniennes du camp, les problèmes posés par l’accueil de ces réfugiés. Deux écoles supplémentaires en préfabriqué ont été ouvertes. Quelques familles dorment encore dans des garages transformés en habitations, mais le plus grand dénuement se trouve du côté du « nouveau camp ».

« On ne peut rentrer ni sortir sans montrer un permis attribué pour une journée, trois semaines ou de manière permanente, et qui peut être retiré à tout moment. Il arrive aussi qu’on passe la journée en détention sans motif », témoigne Khaled. Tout le secteur est devenu zone militaire, interdite aux étrangers. Seuls les Palestiniens qui y habitaient ou travaillaient et le personnel de l’UNRWA ou d’organisations non gouvernementales (ONG) peuvent y pénétrer.

Dans le vieux camp, les travaux viennent à peine de commencer. « Il a fallu plus d’un an et demi pour déminer le terrain, alors qu’après la guerre israélienne de 2006, les gens sont immédiatement rentrés chez eux, malgré les milliers de bombes à fragmentation déversées sur le Sud », précise Khaled. Dans le nouveau camp, les familles vivent au milieu des ruines et des gravats. Elles reconstruisent leurs maisons éventrées à mains nues. Des couloirs de préfabriqués délabrés servent d’abris provisoires. Quelques petits commerces ont rouvert, mais rares sont les clients à franchir les barrages de l’armée.

L’accès à la propriété refusé par la loi

« Il y aura, pour les Palestiniens, un avant et un après-Nahr Al-Bared », dit M. Ali Hassan. Ils avaient longtemps pensé que leur avenir se jouerait autour de Aïn El-Heloueh, le grand camp de Saïda qui a toujours focalisé l’attention. La présence des groupes djihadistes y est ancienne (2), les incidents fréquents. Mais les organisations palestiniennes y demeurent assez fortes pour maintenir la sécurité. Et surtout, « les extrémistes sont pour la plupart eux-mêmes issus du camp. Ils y ont leurs familles et ne sont pas prêts à l’embrasement. A Nahr Al-Bared, ils s’y sont introduits à partir de 2006 et, pour la plupart, ils n’étaient pas palestiniens, mais libanais, saoudiens, yéménites, irakiens, etc. D’où venaient-ils ? Quels intérêts servaient-ils ? » Des interrogations majeures (3), mais qui finissent par occulter la question essentielle : celle des droits des réfugiés palestiniens au Liban.

« Le refus de leur installation définitive (tawtin) est affirmé aussi bien dans la Constitution que rappelé dans les accords de Taëf (4). Mais ce refus sert de couverture à des traitements discriminatoires », résume ainsi Sari Hanafi, professeur de sociologie à l’université américaine de Beyrouth (5). A ses yeux, la récente modification de la loi sur le travail constitue une amélioration, car elle permet aux Palestiniens d’exercer un certain nombre d’activités jusqu’ici interdites — les professions libérales leur restant cependant fermées. Mais la loi leur interdisant l’accès à la propriété, promulguée en 2001, est, rappelle-t-il, toujours en vigueur et a constitué l’un des principaux obstacles à la reconstruction de Nahr Al-Bared, pour laquelle l’Etat a dû racheter le terrain.

Membre de la commission de reconstruction de Nahr Al-Bared, Sari Hanafi note : « Plusieurs camps palestiniens ont été détruits au Liban, mais c’est la première fois que l’un d’entre eux est reconstruit. C’est un projet pilote, tout à fait inhabituel, mené en coordination avec les réfugiés, les organisations palestiniennes, le Comité de dialogue libano-palestinien (6), les autorités libanaises et l’UNRWA. »

Pour cette dernière, il s’agit du plus important chantier de son histoire, où elle joue sa crédibilité. M. Salvatore Lombardo en est le responsable depuis deux ans et il s’y consacre corps et âme. « Nous ne pouvons pas échouer sans provoquer de grandes désillusions et des bouleversements sociaux qui pourraient avoir des conséquences sur la stabilité du Liban nord. J’espère que les Libanais ne vont pas faire preuve de cécité politique. »

Un an et demi a été nécessaire pour élaborer les plans : « Il fallait d’abord reconstituer chaque lieu, chaque rue, s’entendre sur leur localisation, leur surface, puis leur transformation, obtenir l’accord des familles. Vous imaginez les ressources qu’il faut déployer ! » Les architectes ont tenu compte du tissu sociologique de Nahr Al-Bared, organisé, comme dans la plupart des camps, à partir des relations de voisinage établies dans les lieux d’origine en Palestine avant 1948. Des groupes de réflexion ont été mis en place avec les habitants, dont une grande partie proviennent des villages de Safouri et Safsaf, en Galilée.

La situation s’est compliquée lorsqu’il a fallu soumettre le plan directeur au gouvernement, qui y a apporté un certain nombre de restrictions : pas plus de quatre étages pour les immeubles (la norme habituelle pour les camps), avec des possibilités de balcon ou de terrasse seulement pour les troisième et quatrième étages, de façon à en interdire l’accès à partir de la rue en cas de troubles. Aucune construction en sous-sol. Des routes plus larges : au moins quatre mètres et demi, une dimension qui permet le passage d’un char. Au final, une perte évaluée à au moins 15 % de la surface d’occupation pour chaque famille.

Enfin approuvé, le plan directeur doit encore être exécuté. Il a été découpé en huit zones de reconstruction (nommées packages), chacune devant à son tour être validée par le ministère de l’urbanisme.

D’autres obstacles ont surgi, comme la découverte, début 2009, des vestiges archéologiques d’Orthosia (7), qui ont bloqué les travaux durant de longs mois et contraint l’UNRWA à indemniser le département des antiquités. Le général Michel Aoun, dirigeant chrétien du Courant patriotique libre (CPL), en a profité pour demander un moratoire, entretenant ainsi le blocage. La crainte de l’installation des Palestiniens (8), qui viendrait altérer l’équilibre confessionnel du Liban et serait perçue comme un renoncement au droit au retour des réfugiés, est partagée par l’ensemble des partis politiques libanais.

La somme nécessaire à la reconstruction du vieux camp a été évaluée à 328 millions de dollars. Un tiers seulement, soit 119 millions de dollars, a été versé, et il manque encore 46 millions pour finaliser les packages 3 et 4, soit seulement la moitié du vieux camp. L’agence ne manque pas de communiquer sur l’avancée des travaux afin de convaincre les donateurs (jusqu’à présent essentiellement la Commission européenne, les Etats-Unis et l’Arabie saoudite), qui s’étaient pourtant engagés dès la fin des affrontements et lors de la conférence de Vienne de juin 2008 (9).

Quant au nouveau camp, sa réhabilitation est laissée à la charge de ses habitants, l’agence n’étant pas mandatée pour le reconstruire. Elle a tout juste un budget d’aide d’urgence pour le faire fonctionner.

« Il reste environ trois cents unités en préfabriqué. L’UNRWA a offert à la population de les fermer, notamment cet été où il a fait 45 °C, mais les gens refusent de s’éloigner, car ils sont trop inquiets et veulent marquer par leur présence leur détermination à rentrer chez eux. » Les familles hébergées hors du camp reçoivent une aide au logement. D’abord de 200 dollars, elle a été ramenée à 150 dollars à l’automne 2009. Tandis que le taux moyen des loyers dans la région est passé de 75 à 250 dollars.

Check-points et barbelés

Pour les organisations palestiniennes, la reconstruction du camp fait consensus. « Nous avons perdu la bataille de Nahr Al-Bared, reconnaît M. Jemal Chehabi, responsable politique du Hamas au Liban nord. Nous n’avons pas pu empêcher sa destruction et sommes maintenant responsables de sa reconstruction. » Quant au représentant du Fatah à Badaoui, M. Abou Jihad Fayad, il considère que « Nahr Al-Bared était un accident dont ont été victimes aussi bien les Palestiniens que l’armée », mais rappelle : « Les gens attendent avant tout de rentrer en Palestine. »

C’est le premier dossier sur lequel le Fatah et Hamas coopèrent, un pas important que souligne M. Abdallah Abdallah, nouvel ambassadeur de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) à Beyrouth : « Nous travaillons à la création d’une délégation unifiée. Nous ne voulons pas que ce dossier soit traité sous un angle uniquement sécuritaire, mais que l’on prenne en compte nos droits politiques et que l’on améliore la situation humanitaire. Nous voulons déconstruire les clichés qui collent à l’image des camps. Nous y avons besoin de sécurité, les autorités libanaises aussi. Nous devons travailler ensemble. Les traitements discriminatoires peuvent conduire à l’explosion (10). Pour nous, l’important est de garder le contact avec la population et la confiance en notre propre force. »

Responsable du dossier pour l’OLP et directeur du Haut Comité pour Nahr Al-Bared, M. Marwan Abdel-Al, connaît bien le camp, où il a passé les trois mois du siège. Selon lui, les différents obstacles à la reconstruction ont été franchis, mais demeure le problème de la liberté d’accès : « Les check-points arbitraires, les barbelés, le contrôle des déplacements à l’intérieur et à l’extérieur du camp avec des permis imposés à tous les résidents ne peuvent être maintenus. » « En février 2009, ajoute-t-il, le ministère de la défense avait tenté d’installer une base navale au bord du vieux camp. Il y a finalement renoncé, mais nous sommes inquiets d’un projet de poste de police à l’intérieur du camp. »

Cinq millions de dollars seraient en effet réservés à la sécurité dans le camp, jusqu’alors prise en charge par les organisations palestiniennes, selon une disposition du document de Vienne.

Ce dispositif effraie la population, qui y voit une menace pour tout le Liban. « Ce sera, se désole Oum Tarek, comme un test pour étendre le contrôle de l’armée aux autres camps de réfugiés. »

P.-S.

(1) Les affrontements se sont soldés par la mort de quarante-sept civils et de cent soixante-trois militaires, celle de deux cent vingt membres du groupe et l’arrestation d’une centaine d’autres, toujours en attente de jugement, tandis que quelques-uns parvenaient à s’enfuir.
(2) Cf. Bernard Rougier, Le Jihad au quotidien, Presses universitaires de France (PUF), Paris, 2004.
(3) Lire Fidaa Itani, « Enquête sur l’implantation d’Al-Qaida au Liban », et Vicken Cheterian, « Désarroi des militants au Liban », Le Monde diplomatique, février et décembre 2008.
(4) Accords signés le 22 octobre 1989, qui mirent fin à la guerre civile.
(5) State of Exception and Resistance in the Arab World, Centre for Arab Unity Studies, Beyrouth, 2010.
(6) Etabli en 2005 pour tenter de recréer des ponts entre les deux parties.
(7) Antique cité de la Phénicie hellénistique et romaine que l’on situe sur la rive gauche du fleuve Nahr Al-Bared.
(8) Le refus de leur implantation a été rappelé par le président Michel Sleimane lors de l’Assemblée générale de l’Organisation des Nations unies (ONU) du 26 septembre 2010.
(9) Initiative des gouvernements libanais et autrichien, de la Ligue arabe et de l’Union européenne (UE) avec la participation de plusieurs pays du monde arabe, de l’Europe, des Etats-Unis, de la Chine, du Japon et des représentants des institutions financières impliquées dans la coopération et le soutien aux réfugiés palestiniens. Le document de Vienne prévoit aussi de renforcer la sécurité à l’intérieur du camp.
(10) Sur la situation dans l’ensemble des camps du Liban, cf. aussi le rapport de l’International Crisis Group (ICG), « Nurturing instability : Lebanon’s Palestinian refugee camps », février 2009.